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double et violente secousse, cette espérance si ardemment accueillie et si vite trompée, acheva de le persuader que Dieu l’appelait à lui. Il vendit peu à peu ses biens, en donna le prix aux pauvres et ne garda que ce qui lui était nécessaire pour vivre ; puis, quand il se fut ainsi défait de l’héritage de ses pères, il quitta l’Espagne, où son nom commençait à se répandre, et où on venait de le faire prêtre à Barcelone malgré lui, pour aller vivre dans l’Italie méridionale, auprès du tombeau de saint Félix.

Cette conversion, comme on pense, fit beaucoup de bruit. Un si bel exemple, donné par un si grand personnage, devait réjouir le cœur des vrais chrétiens. Les grands évêques, les docteurs en renom, Augustin, Jérôme, saint Ambroise, saint Martin, l’accueillirent avec des transports de joie. Une fois les païens vaincus, l’ennemi de l’église c’était le monde, c’est-à-dire toutes ces affections naturelles que le christianisme contrariait en les réglant, tous ces plaisirs regardés jusque-là comme permis, qu’il voulait supprimer ou restreindre. La retraite de Paulin apprenait à les mépriser beaucoup mieux que les plus éloquens de tous les sermons. Quand on le vit fouler aux pieds la gloire humaine, renoncer aux succès littéraires et à l’orgueil des grandes situations politiques, il s’éleva comme un cri de triomphe dans toute l’église. Cependant saint Ambroise, qui connaissait si bien le monde, prévit, au milieu de sa joie, que la conduite de Paulin serait attaquée avec violence, et il essaya, en le félicitant, de l’y préparer. « Quand tous ces grands seigneurs, écrivait-il, apprendront ce qui s’est passé, que ne diront-ils pas ? Un homme d’une si grande famille, si ancienne, si respectable, un tel caractère, un si grand orateur, quitter le sénat, ravir aux siens son héritage pour le donner aux pauvres, cela ne se peut supporter ! » C’est en effet ce qu’on ne manqua pas de dire, et il faut avouer que ceux qui parlaient ainsi n’avaient peut-être pas tout à fait tort. En l’état où se trouvait l’empire, déchiré par les rebelles, menacé par les barbares, quand on avait tant besoin d’hommes de courage et de dévoûment, non-seulement de soldats et de généraux, mais d’intendans intègres, d’habiles gouverneurs de provinces, de gens de conseil et de résolution, n’était-ce pas un crime de déserter son rang et de s’enfuir dans la solitude ? Les dignités publiques, en ces temps orageux, n’avaient rien de bien souhaitable. La retraite et l’isolement valaient mieux que ces périlleuses grandeurs ; mais le devoir commandait de ne pas s’y soustraire, et l’empire était perdu si ceux que leur naissance et leurs talens élevaient au-dessus des autres refusaient de le servir. Telles étaient les raisons qu’on pouvait avoir pour blâmer la conduite de Paulin ; ceux qu’elle blessait les exprimaient avec force (circumlatrabant) ; ils étaient nombreux et ardens, en sorte qu’à la joie des