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C’est que la part de la religion en Grèce est beaucoup plus grande qu’on ne l’a longtemps admis. Non-seulement elle y a présidé à l’organisation sociale et politique ; mais, par l’empire qu’elle accordait sur elle-même à l’imagination, elle y a créé la poésie. Le monde si merveilleusement riche de la poésie grecque, depuis l’épopée d’Homère et d’Hésiode, depuis les tragédies d’Eschyle et les odes de Pindare jusqu’aux gracieuses fantaisies d’Anacréon, relève à divers degrés de la religion ; ces formes si variées en sont les œuvres plus ou moins directes, les expressions plus ou moins profondes. Pour nous, assurément, les effets les plus inattendus de cette influence générale se sont produits dans la comédie. L’ancienne comédie athénienne, ce témoignage indiscutable de la liberté des mœurs antiques, a une origine religieuse ; c’est au milieu de la célébration d’un culte qu’elle naît joyeuse et hardie.

Les spectateurs du théâtre moderne, très lointaine imitation du théâtre grec, ne se figurent guère un dieu au berceau de la comédie ; on a déjà quelque peine à s’en figurer un au berceau de la tragédie. Le fait est cependant vrai pour toutes deux, et, chose assez singulière, c’est la même divinité qui, réunissant dans son culte les deux grands courans de la poésie, représentés à leur source par la grave épopée et par l’ïambe satirique, les reçoit à leur terme, et les fixe dans les deux formes qui se partagent désormais la faveur du public. Schlegel, tout en abusant de la métaphysique, a eu un sentiment vrai de ce que ces deux formes ont de commun et d’opposé, et en s’attachant, pour le compléter, à ce qu’il a dit de juste, on conçoit comment elles se rapportent à des aspects différens du même dieu. Toutes deux sont idéales, et répondent, chez les Grecs, au besoin de secouer les chaînes de la réalité. La tragédie transporte l’âme dans un milieu imaginaire d’émotions violentes, où elle se soulage du fardeau intérieur de sa propre sensibilité, et voilà le fond de cette théorie aristotélique de la katharsis ou purgation des passions, sur laquelle se fatiguait vainement notre vieux Corneille, lorsqu’il cherchait avec candeur à autoriser les inspirations de son génie. L’idéal de la comédie, sous sa première forme, c’est une liberté de fantaisie qui rompt tous les liens de la vie civilisée. Emportée par le dieu, elle franchit les barrières du monde réel, de ce composé de gêne et de tristesse où les nécessités de la condition humaine, les accidens de la fortune, les conventions, les lois, la raison tentent vainement de l’enfermer. Ces heures de délivrance et de joyeuse folie ne sont pas particulières à la Grèce : les saturnales romaines, la fête des fous au moyen âge, les kermesses du nord, d’autres fêtes encore sont, ailleurs et dans d’autres temps, des expressions diverses de cette même réclama-