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sous la proue de la trière qui porte la reine d’Halicarnasse. Il a le sort du vaisseau l’Impérial, démâté de ses trois mâts au combat de Santo-Domingo par la volée d’un autre vaisseau français l’Alexandre. Était-il donc si difficile d’éviter ces désastreuses méprises ? L’Impérial combattait le pavillon haut, et d’ailleurs il était le seul vaisseau à trois ponts des deux flottes. D’un autre côté, Hérodote et Homère ne nous apprennent-ils pas que les Grecs couvraient d’une couche de vermillon les flancs de leurs navires ? Les Grecs auraient-ils abandonné depuis peu cette coutume, ou faut-il croire avec Hérodote que la reine n’avait pas oublié une querelle qui datait pourtant du passage de l’Hellespont, et qu’en brisant ce vaisseau si malencontreusement placé par le sort sur sa route, elle frappait à dessein un ennemi personnel ? Si Hérodote avait assisté, comme Eschyle, à un combat naval, il n’eût point adopté cette indigne hypothèse. Quand le tumulte de la mêlée confond les escadres, la couleur de la coque ou du drapeau n’y fait rien. Il faut se garder de tout vaisseau qui approche, et le rostre d’airain est encore plus à craindre dans ce cas que le canon. Combien d’événemens récens se sont chargés de justifier la bonne foi de la reine Artémise ! Combien ont démontré la nécessité de multiplier, avant d’engager l’action, les signes de reconnaissance et les conventions de tout genre ! On se coule souvent en temps de paix. Qu’arrivera-t-il au jour de la bataille si chacun reste libre de tourner dans le sens qui lui convient ? Régler à l’avance ces détails délicats sera certainement dans les guerres futures la grande préoccupation des chefs.

Du haut de son observatoire, Xerxès n’avait vu que le coup foudroyant porté par la reine. Il ne douta pas un instant que ce ne fût un navire ennemi qui sombrait. « Est-ce bien Artémise, dit-il, qui vient de couler ce vaisseau grec ? — Assurément, s’empressèrent de répondre les secrétaires qui l’entouraient et qui, par ses ordres, n’avaient pas cessé de noter tous les incidens du combat. Nous reconnaissons le vaisseau de la reine à sa marque distinctive. » Artémise, suivant la judicieuse remarque d’Hérodote, fut favorisée par la fortune jusqu’au bout : aucun des Calyndiens ne survécut pour venir porter plainte au tribunal du roi ; l’enthousiasme de Xerxès n’eut donc pas à se raviser. Xerxès avait compté sur une prompte victoire, et la victoire le faisait attendre. Il eût voulu que tous ses vaisseaux eussent des capitaines aussi hardis et aussi heureux qu’Artémise. « Mes hommes, s’écriait-il dans sa fiévreuse impatience, sont devenus des femmes ; ce sont les femmes aujourd’hui qui combattent en hommes. » Ce propos, s’il n’a pas été inventé par quelque bel esprit, renfermait un reproche immérité. Aucun Perse ne fuyait. Lebrun a chanté dans des vers dignes de Pindare ou