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courroux de Colbert contre les maîtres de hache de Louis XIV. La solidité des liaisons est une des conquêtes les plus récentes de l’architecture navale, et cette solidité ne s’acquiert qu’au prix de l’augmentation du poids. Les galères elles-mêmes ne se tireront plus à la plage quand on aura fait entrer le chêne et le hêtre dans leur construction ; 80 hommes par pentécontore et par vaisseau rond, 230 par trière, tout cela compose bien un ensemble de 516,000 hommes : on en peut faire aisément le calcul. 517,000 est le chiffre donné par Hérodote. Que sont à côté de ce gigantesque armement les « passages d’outre-mer » des croisés, les expéditions des Romains, les descentes des Normands, les entreprises auxquelles nous avons nous-mêmes assisté ? Quatre cent quatre-vingt-dix-sept ans après la fondation de Rome, les Romains mettaient en mer 140,000 hommes sur 330 galères ; les Carthaginois 150,000 sur 350 vaisseaux. Au XIe siècle de notre ère, Guillaume le Conquérant traversait la Manche avec 1,400 embarcations et 60,000 soldats ; au XIIIe saint Louis emmenait de Chypre à Damiette, sur 120 gros navires et plus de 1,500 barques, 2,800 chevaliers, avec un nombre proportionné de sergens d’armes, d’archers, d’arbalétriers et de piétons. Son armée comptait à ce moment plus de 70,000 combattans. Vingt-deux ans plus tard, le même souverain partait pour Tunis à la tête de 60,000 hommes. 36,000 soldats portés sur 324 navires suffirent à Bonaparte pour conquérir l’Égypte ; l’expédition d’Alger n’employa que 675 bâtimens ou bateaux, et 37,000 hommes. Pour descendre en Crimée, trois grandes puissances : la France, l’Angleterre, la Turquie, crurent avoir beaucoup fait quand elles eurent réuni les moyens de transportée 62,000 hommes, d’un peu plus de 4,000 chevaux et de 235 canons de siège ou de campagne. Seul, parmi les modernes, « le Corse aux cheveux plats » songea, dès le principe, à faire grand. Mais aussi quel ennemi il se proposait d’attaquer ! Pour forcer le léopard britannique dans son antre, — excusons-nous de ces expressions vieillies, — il voulut réunir 2,300 bateaux et leur donner à porter, outre 15,000 chevaux et 400 bouches à feu, l’élite de ses légions, 150,000 vétérans qui avaient déjà triomphé de l’Europe. Lui aussi rencontra, pour lui barrer la route, la fortune contraire ; mais n’avait-il pas sujet d’espérer une meilleure issue ? Entente plus merveilleuse présida-t-elle jamais aux plus infimes détails d’une immense entreprise ? Qui comprit mieux que ce sublime esprit, dont l’inspiration atteignait toujours les sommets, la nécessité de répudier en fait de guerre les petits efforts et les petits moyens ? Napoléon ambitionnait sans cesse de se grandir à la hauteur des anciens ; comme l’aigle qui règle avec peine son vol, involontairement il les dépassait.