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Natoire à l’hôtel de Rohan-Soubise, du groupe de Canova au marbre de Pradier, qui nombrera tous les tableaux, toutes les statues, toutes les estampes et gravures sur pierre auxquelles cet adorable épisode a servi de programme ? Raphaël, Titien, Rubens, Annibal Carrache et Jules Romain, les plus grands comme leurs élèves, l’ont tourné, retourné sous toutes ses faces sans pouvoir l’épuiser jamais, puisqu’après tant de fresques et tant de toiles nous est né, presque de nos jours, ce gracieux chef-d’œuvre de Prud’hon : Psyché enlevée par les Zéphirs. Voilà pourtant ce qu’en peinture ce petit livre a produit jusqu’à présent, et de son action sur la littérature comment ne pas toucher un mot[1] ?

« Les classiques français, éternels imitateurs d’imitations successives ! » s’écriait Villemain dans un de ces fiers mouvemens où le critique s’élève d’un coup d’aile au-dessus des vieux préjugés. À ce compte, le roman d’Apulée avait tous les droits pour émouvoir nos écrivains du XVIIe siècle. Il y a des natures, et ce ne sont pas les moins intéressantes et les moins sympathiques, qui ne vibrent que par le dehors et mettent tout leur génie à sentir, à penser avec les autres. Notre littérature classique porte ce caractère négatif, il lui faut toujours procéder de quelqu’un ou de quelque chose qui vient du dehors, et dans cette absence de spontanéité, vous la verrez s’adresser de préférence aux modèles secondaires, tant il semble que partout l’original et l’immédiat lui répugnent. Prenez Télémaque, un exemple entre vingt. Assurément l’inspiration. homérique n’est là pour rien ; l’auteur rencontre à mi-coteau le style néo-grec, et son goût délicat, modéré, s’y arrête. Ce style cultivé à outrance n’offre aucun inconvénient dont puissent s’alarmer les bienséances du langage. Il prête à la rhétorique fleurie, au maniérisme si cher à tous les arrangeurs, et la belle prose descriptive va couler de source. Le dirai-je ? Télémaque m’a toujours fait l’effet d’une traduction. Vous croiriez lire un roman de cette époque gréco-latine mis en belle prose française cadencée. C’est la même abondance ornée, le même paysage héroïque, et encore, par bien des côtés, l’épisode galant, d’Apulée garde l’avantage ; les tableaux s’y déploient avec harmonie et grâce ; déesses et dieux s’y meuvent librement, et sans air d’emprunt : « Elle dit, et ses lèvres à demi entr’ouvertes prodiguent à son fils de longs et brûlans baisers. Gagnant, ensuite le prochain rivage que la mer baigne de ses flots,

  1. On comprend que je n’entends parler ici ni des traductions dans toutes les langues, ni des éditions si nombreuses dont la première, imprimée sur l’ordre du cardinal Bessarion et par les soins d’un évêque remonte à 1464. On ne peut tout dire, et je renvoie le lecteur à l’excellente notice bibliographique de la récente et fort belle édition due à M. Quantin : l’Amour et Psyché, gravures d’après Natoire, notices par Pons. Paris, A. Quantin, 1877.