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« Si la foule s’est corrompue, comme il arrive toujours dans les discordes civiles, il est vrai de dire aussi que, dans la haute société, les mœurs sont plus pures, les vertus domestiques plus communes ; que le caractère français a gagné en force et en gravité. Il est certain que nous sommes moins frivoles, plus naturels, plus simples ; que chacun est plus soi, moins ressemblant à son voisin. Nos jeunes gens, nourris dans les camps ou dans la solitude, ont quelque chose de mâle ou d’original qu’ils n’avaient point autrefois. La religion, dans ceux qui la pratiquent, n’est plus une affaire d’habitude, mais le résultat d’une conviction forte ; la morale, quand elle a survécu dans les cœurs, n’est plus le fruit d’une instruction domestique, mais l’enseignement d’une raison éclairée. Les plus grands intérêts ont occupé les esprits ; le monde entier a passé devant nous. Autre chose est de défendre sa vie, de voir tomber et S’élever des trônes, ou d’avoir pour unique entretien une intrigue de cour, une promenade au bois de Boulogne, une nouvelle littéraire. Nous ne voulons peut-être, pas nous l’avouer, mais au fond ne sentons-nous pas que les Français sont plus hommes qu’ils ne l’étaient il y a trente ou quarante ans ? ..

« Cessons donc de nous calomnier, de dire que nous n’entendons rien à la liberté. ; nous entendons tout, nous sommes propres a tout, nous comprenons tout[1].


Si plusieurs traits de ce tableau ne sont plus aussi vrais aujourd’hui qu’en 1815, l’ensemble et le fond demeurent incontestables. Des hommes d’état illustres partageaient alors la confiance qui anime ces généreuses paroles. M. Royer-Collard, le duc de Richelieu, M. Laine, le duc Decazes, le comte de Serre, M. de Martignac, avaient les mêmes espérances que Chateaubriand. Avec des nuances politiques très diverses, ils pensaient tous que la France nouvelle devait se rattacher à l’ancienne France, et que l’ancienne France ne devait pas maudire la France nouvelle. Ils auraient tous dit, les uns plus haut, les autres plus bas, tous avec une égale conviction intérieure : « N’avons-nous rien gagné à la révolution ? » Ils comprenaient tous que, si la tradition est une force, l’innovation, c’est-à-dire le mouvement, est une des conditions de la vie. L’innovation et la tradition, le mouvement et la force, leur désir était de tout concilier. Chacun d’eux, tour à tour, pendant une période de quinze années, s’est dévoué à cette tâche avec ses qualités propres et sa politique particulière. Les plus grands dons de l’esprit et du cœur ont été prodigués pour le triomphe d’une cause nationale. Ici, quelle autorité magistrale ! Là, quelle noblesse d’âme et de pensée ! Plus loin, c’est une parole finement persuasive, ou une éloquence douloureusement tragique, ou une action modératrice d’une grâce

  1. Chateaubriand, Réflexions politiques, chapitre dernier ; conclusion.