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paysan, ayant pris part au mouvement de 89, une restauration de l’antique dynastie, à supposer qu’elle fût possible à cette date, n’aurait eu de chances que par une adhésion éclatante aux principes de la France nouvelle et par une amnistie sans exception. Il y avait donc autre chose que les souvenirs néfastes entre Carnot et ses amis du parlement ; il y avait les clameurs furieuses des émigrés, les menaces des agens royalistes, le cri du comte d’Entraigues : « Je serai le Marat de la contre-révolution ! » Et comme d’autre part le sentiment général appelait un chef, la question se trouvant posée entre la royauté légitime et une dictature militaire, ce fut la dictature militaire qui l’emporta. M. Thureau-Dangin résume toute la situation avec autant de vérité que de force dans un arrêt qui honore chez lui le juge et l’écrivain : « Ce qui a fait le 18 brumaire, dit-il, ce ne sont pas les victoires de Bonaparte, c’est la république compromise et détruite par les crimes des républicains, c’est la monarchie rendue impossible par l’aveuglement des royalistes, c’est l’esprit public harassé et démoralisé par la révolution. Tout le mal était déjà fait, la liberté morte, le despotisme consenti, désiré, avant qu’on sût si Bonaparte reviendrait jamais d’Égypte. »


II

Remarquez particulièrement ces mots : « La monarchie rendue impossible par l’aveuglement des royalistes ; » c’est la conclusion de cette première étude et le programme de celle qui va suivre. Le sujet de M. Thureau-Dangin est celui-ci : montrer ce qu’ont fait les conservateurs séparés des libéraux et ce qu’ont fait les libéraux séparés des conservateurs. Dans la période ascendante de la révolution, de 89 à 94, le problème n’existe pas encore, excepté pour un petit nombre d’esprits supérieurs, Mirabeau, Malouet, Mallet-Dupan ; la masse de la nation, tout entière aux passions de l’heure présente, ne peut que se débattre dans les convulsions de l’anarchie. On attaque ou on se défend, on crie, on se bat, on fait de la stratégie ou de l’audace, on évite la guillotine ou on la brave, c’est la guerre enfin, c’est la révolution, toutes les questions de gouvernement sont ajournées. Voilà pourquoi Robespierre écrit dans son journal : « Je ne suis ni royaliste ni républicain. » Dans la période descendante, de 94 à 99, la question de gouvernement reparaît, seulement elle reparaît confuse, embrouillée. Beaucoup de républicains sentent renaître en eux des instincts monarchiques ; mais, incertains d’abord entre la monarchie traditionnelle et une dictature militaire, ils préfèrent la dictature qui, née elle-même de la révolution, ne demandera pas de comptes aux révolutionnaires. Beaucoup de monarchistes sentent s’éveiller en eux des dispositions