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nécessité des circonstances, sa conscience ne le laissait pas en repos. Il y avait des tempêtes sous ce crâne, pour parler comme l’auteur des Misérables. Un membre des cinq cents, Barbé-Marbois, témoin de ce supplice, si honorable après tout pour celui qui l’endurait, disait cruellement : « Son passé lui revient. » C’est pour cela que le grand et sinistre patient ne négligeait aucune occasion d’expier sa complicité involontaire avec les despotes, de se séparer d’eux, de se venger d’eux, de les renier et de les flétrir. Les plus fortes paroles qu’on ait écrites contre la tyrannie de Robespierre et du comité de salut public, quel est l’homme qui les a prononcées ? Carnot, membre de ce comité. Était-ce défection, trahison, aplatissement cynique du vaincu implorant sa grâce ? Non pas ; c’était la vengeance de l’honnête homme protestant contre l’iniquité du destin. L’odieux destin l’avait mis dans la nécessité d’entacher son nom en livrant sa signature, ou bien, en la refusant, de compromettre le salut de la patrie. Honneur ou patrie, horrible alternative ! Ce fut la patrie qui l’emporta, mais le malheureux devait songer à sa revanche. Il y pensa très certainement le jour où le directoire célébra au palais du Luxembourg la fête de la liberté. Le directoire avait décidé que cette fête serait placée à la date de la chute de Robespierre. Le 10 thermidor de l’an V, Carnot, à qui appartenait la présidence, expliqua dans son discours le sens de la date choisie par le gouvernement et le caractère de la fête. Lisez ce discours d’un œil attentif ; sous les phrases verbeuses, sous les déclamations de la rhétorique du temps, vous découvrirez bientôt quelque chose de personnel à l’orateur, un accent intime, douloureux, et comme une fibre qui saigne. Lorsqu’il dit par exemple que la liberté n’existe que depuis la révolution de thermidor, n’est-ce pas le décemvir libéré qui nous parle ? Lorsqu’il décrit en quelques mots « cette période calamiteuse, » lorsqu’il résume « la longue série des malheurs qui désolèrent alors l’humanité, » lorsqu’il ajoute que le caractère de cette tyrannie « fut d’avoir constamment au nom du peuple fait égorger le peuple ; au nom de la liberté, érigé en vertus civiques l’anarchie, la débauche, la délation, la férocité ; au nom de la raison, proscrit la lumière et les arts, étouffé tout ce qu’il y a dans la nature d’affections douces, fait taire la pitié, la pudeur, l’amour paternel et filial, brisé enfin tous les liens qui unissent les hommes, soit entre eux par l’amitié, soit au passé par les souvenirs, soit à l’avenir par l’espérance, » — ne croit-on pas entendre l’homme dont le despotisme de Robespierre n’a respecté ni la pitié ni la pudeur, et qui, obligé de rester à son poste sous peine de manquer à la patrie, a dû étouffer par ordre toutes les affections de l’humaine nature, briser tous les liens de la vie morale, renoncer à l’espérance comme au souvenir ? Enfin ce