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Laurens n’avait vu nulle part, continuait à l’embarrasser ; mais quel morceau que le démoniaque, accroupi sur le sol parmi les cailloux du chemin ! Quelle science de l’anatomie dans les lignes brisées de ce corps disloqué, tordu, ravagé par les puissances de l’abîme et se débattant sous l’influence victorieuse de Jésus de Nazareth ! L’affreux combat que le ciel et l’enfer se livrent dans les membres du possédé, ainsi qu’en un champ clos, était partout inscrit avec une singulière éloquence, et dans le torse à la musculature convulsée, et dans l’un des bras, cachant à demi la face par un mouvement de honte devant le guérisseur divin, et dans les jambes du malade, ramenées comme s’il tentait un effort pour se mettre à genoux sans qu’il lui fût permis d’y réussir. Et puis quel paysage que cette Vallée des tombeaux où se passe la scène ! Des murailles blanches, encore des murailles blanches, de ce blanc cru, intense, qui nous reporte aux peintres lumineux de l’Orient : à Delacroix, à Decamps, à Bida…

En dépit de la médaille que venait de lui décerner le jury, l’exposition n’avait pas encore clos ses portes que Laurens, dont l’esprit anxieux cherchait toujours, analysait sans cesse et sa manière et ses idées, eut l’intuition de tous les défauts de son œuvre. — Le démoniaque, c’était ça, mais Jésus ! .. — Avec la franchise de ceux à qui la solidité de leurs reins garantit des revanches glorieuses, il se jugea sévèrement.

Une après-midi du mois de janvier 1870, rue Taranne, où Laurens s’était installé depuis son mariage, nous feuilletions ensemble dans l’atelier la Bible de Shenoor. Il referma le livre tout à coup, pressé, après la vue de planches, dont quelques-unes sont fort remarquables, de faire un retour sur lui-même.

C’est étonnant, me dit-il dépité, comme la tête du Christ demeure toujours faible, vide, lanterneuse, passez-moi ce mot d’argot, au milieu de ces compositions par-ci par-là grandioses. Toutes les autres figures respirent et pensent, elles ont des poumons dans la poitrine, et dans la tête un cerveau ; celle-là n’a rien derrière les côtes, rien derrière les os du front.

— Mon ami, il est infiniment plus facile à un peintre d’entrer en familiarité avec les hommes qu’avec Dieu. Avec les hommes, nous avons des contacts de réalité qui nous éclairent ; avec Dieu, nous ne pouvons entretenir que des contacts d’imagination propres à nous égarer.

— Alors, selon vous, il faudrait renoncer à donner une idée de Dieu avec le pinceau ?

— Voyez où en est, chez nous et ailleurs, la peinture religieuse.

— Elle ne brille pas en effet d’un éclat bien vif. Pourtant elle fut à une autre époque la plus complète expression de l’art.