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Escorté du commandant Peaucellier, suivi de quatre-vingt-six sapeurs du génie, M. Chazal se hâtait ; la vue des Tuileries, qui n’étaient qu’une fournaise, indiquait assez qu’il n’y avait pas un instant à perdre. Depuis plus de trente-six heures que la rue de Lille était en feu, n’arriverait-on pas trop tard ? Eudes et Mégy avaient passé par là, tout flambait ; les étages supérieurs de l’hôtel de la Caisse des dépôts et consignations poussaient des torrens de fumée rouge dans les airs ; de larges traînées visqueuses et brunes, glissant le long des murs qu’elles engluaient, prouvaient que le pétrole avait été versé dans les combles ; par bonheur, les fortes boîtes en bois contenant les douze ou quinze cent mille bulletins composant le double du grand-livre « habitaient » le rez-de-chaussée dans une basse maison presque isolée. Lorsque M. Chazal pénétra dans l’hôtel, il aperçut sept pompiers[1] dirigés par deux jeunes hommes qui, tête et bras nus, couverts de sueur, noirs de fumée, s’escrimaient de leur mieux contre l’incendie : c’étaient M. Gaston de Boves, directeur du syndicat des transports de la guerre par voies ferrées, et M. Delambre, qui a cessé récemment d’être préfet de la Charente. Tous deux, avec une prodigieuse activité, s’employaient à préserver les bâtimens que les flammes n’avaient point encore attaqués ; les pompiers les secondaient de leur mieux avec une pauvre pompe que l’on alimentait vaille que vaille. Ils n’étaient guère aidés par un employé subalterne de la maison qu’il vaut mieux ne pas désigner et qui, ivre mort, roulant de droite et de gauche, disait en bavant : A quoi bon se donner tant de mal, puisque c’est la fin du monde ?

La compagnie du génie avait pour capitaine en second M. Féraud, qui devait être tué le lendemain, et pour capitaine en premier M. Garnier, le même qui, deux jours auparavant, avait si lestement jeté un pont par où l’armée française put entrer dans Paris. Il y a des hommes dont la vie n’est point inutile. M. Chazal, le commandant Peaucellier, les capitaines, les sapeurs coururent au petit bâtiment où les fiches du double étaient méthodiquement rangées dans de lourdes caisses posées sur des tables ; tout était intact. Mais les combles brûlaient, les poutres, rongées par l’incendie et flambantes, pendaient sinistrement sous la toiture effondrée ; deux étages ruisselans de flammes pouvaient s’écrouler tout à coup, ensevelir sous les débris embrasés les salles qui renfermaient le double et les réduire en cendre. On forma une sorte de conseil et rapidement il fut décidé que le double devait être transporté ailleurs. — Où ? Les voitures manquaient, les bras manquaient. Transborder jusqu’à la Banque cette masse énorme de papiers, et les registres qui s’y rattachaient, et les répertoires et les cartonniers remplis de documens

  1. Je crois qu’ils étaient de Rouen, mais je n’ose l’affirmer.