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heure de péril suprême ? près de la famille, ou dans la fonction acceptée ? Il y eut certainement là, parmi ces honnêtes gens réunis, une minute d’angoisse et de doute qui fut atroce. Cinq ou six « habits gris » semblèrent se concerter rapidement, puis marchèrent vers le marquis de Plœuc ; l’un d’eux lui dit d’une voix étranglée : — Monsieur le sous-gouverneur, nous habitons les quartiers incendiés, nos enfans, nos femmes, nos mères sont là-bas, dans les flammes ; laissez-nous partir pour aller à leur secours. — M. de Plœuc était très ému, il répondit : — Je n’ai pas le droit de m’opposer à votre départ, vous pouvez donc quitter la Banque, mais je crois fermement que vous ne le devez pas. — Ce seul mot suffit à faire évanouir une faiblesse trop humaine pour n’être pas respectable. — C’est bien, monsieur le marquis, nous resterons. — Et tous restèrent. Nulle consigne n’avait été donnée aux portes ; on était tellement sûr de cet excellent personnel que l’on n’avait même pas songé à défendre aux concierges de « tirer le cordon. » Pendant cette nuit lamentable, pas un seul employé ne quitta son poste. Tous, malgré l’angoisse qui les peignait, demeurèrent volontairement fidèles au devoir, prêts à se sacrifier au salut de la Banque. Nous excellons en France à nous moquer des « employés ; » des faits analogues à celui que je viens de raconter ne sont cependant pas rares parmi eux, affirment leur dévoûment, et devraient nous apprendre à les respecter.

La nuit était venue, les teintes de pourpre dont le ciel était revêtu disaient assez : que le docteur Latteux n’avait rien exagéré ; de la Banque même on pouvait croire que toute la partie sud-ouest de Paris était en feu. Le ministère des finances, les Tuileries, la rue de Lille, le bas de la rue du Bac, projetaient des lueurs formidables qui, aperçues de Versailles, durent troubler jusque dans leurs moelles ceux dont la retraite précipitée avait, le 18 mars, livré Paris à la révolte victorieuse. Dans la Banque, on avait éteint les lumières, mais chacun veillait. Tout le monde levait les yeux en l’air, comme si l’on eût espéré reconnaître dans la marche des nuages rouges l’emplacement et la direction des incendies. Lorsque l’explosion des barils de poudre effondra la coupole des Tuileries et que l’on en ressentit la commotion qui glissa sous le sol comme un rapide tremblement de terre, cette foule atterrée, quoique résolue, poussa un cri sourd : — Ah ! — Vers minuit, on entendit un bruit de lourde charrette qui ferraillait dans la rue Radziwill ; des sentinelles signalèrent trois camions chargés de touries et de tonneaux, escortés par quelques fédérés. On ne fut pas long à crier : — Halte-là ! au large ! — Une forte patrouille sortit de la Banque en reconnaissance ; les gardes placés aux fenêtres armèrent bruyamment leur