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indigènes et par suite lui fait faire presque tous ses marchés, aucune affaire ne se traitant ou du moins ne s’engageant directement. Le compradore doit donc se renseigner sur les mercuriales, sur les variations dans la qualité des produits de telle ou telle provenance, sur le crédit et la solvabilité des contractans ; en un mot, il a une responsabilité considérable, sans être cependant assujetti à une garantie quelconque. Une étroite camaraderie ou plus exactement une solidarité complète règne entre tous les compradores d’un même settlement, qui forment une sorte d’association non pas juridiquement, mais moralement responsable pour les fautes d’un de ses membres, et jouissant d’un crédit illimité. Il est telle occasion dans laquelle un énorme déficit fut constaté dans la caisse tenue par un de ces employés. Les sacs d’argent, qui étaient censés représenter le stock métallique d’une grande banque, avaient été remplacés par des sacs de plomb, et la fraude avait passé ainsi inaperçue de plus d’un vérificateur. Le coupable demanda quelques heures pour rapporter plusieurs centaines de mille taëls, et n’eut qu’à passer chez ses amis pour leur reprendre les capitaux qu’il, avait placés entre leurs mains. Tous les rieurs furent de son côté. La leçon profita-t-elle à la banque, dont les règlemens méticuleux rendaient obligatoire une encaisse aussi inutile ? Le caissier avait fait une fortune en faisant valoir l’argent ainsi déplacé.

Sans recourir à ces moyens frauduleux, le compradore peut facilement réaliser des bénéfices importans, parfois plus certains que ceux de son patron accablé de frais généraux ; il obtient de celui-ci une remise sur les affaires, il en obtient une du négociant indigène, il ajoute à cela quelques petites opérations personnelles et place à gros intérêts ses premiers bénéfices ; de sorte qu’avec quelque intelligence (et quel Fils du ciel en manque en cette matière), il arrive très vite à devenir un gros personnage avec lequel le chef de maison traite de puissance à puissance. Ses conseils sont écoutés, ses préférences sont décisives. On sait qu’à moins d’un juste motif de plainte, le renvoyer ce serait se priver pendant longtemps d’un employé nécessaire. Grâce à l’esprit de corps si développé dans cette catégorie, et en général chez tous les Chinois, à l’encontre des Européens, ils se mettraient en grève et force serait de capituler. Ces égards qu’il exige, le compradore les mérite par une sorte de dévoûment aux intérêts de sa maison, par une assiduité que rien ne lasse, une patience que rien ne rebute (et il en faut dans les transactions entre Chinois), par des qualités solides sinon aimables, qui en font un serviteur aussi indispensable que fâcheux.

Le compradore est loin d’être le seul intermédiaire par lequel il faut passer pour arriver au producteur ou au consommateur. Il n’a