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traité de San-Stefano, le premier acte du partage de l’empire Ottoman ; c’est lui qui est envoyé peu après à Vienne pour essayer de convertir ou de désarmer l’Autriche. Qu’arrive-t-il alors ? L’œuvre de San-Stefano apparaît dans ce qu’elle a d’exorbitant ; au lieu de trouver une Europe déconcertée et soumise, elle provoque une résistance presque universelle ; elle n’est acceptée nulle part, ni à Vienne ni à Londres, et elle n’est même pas en vérité défendue à Berlin. La Russie s’aperçoit que cette prétendue victoire diplomatique sur la Turquie est plus compromettante que profitable, qu’à vouloir la maintenir elle va se heurter contre l’opposition déclarée, froidement résolue de l’Angleterre, — qu’elle risque d’être entraînée dans une nouvelle et plus redoutable guerre ; elle sent que ses négociateurs sont allés trop loin, et encore une fois le général Ignatief expie ses excès de zèle, il disparaît dans une nouvelle disgrâce ! Deux choses sont également curieuses et significatives dans ce congrès qui vient de se réunir à Berlin : l’absence du général Ignatief et la présence de lord Beaconsfield. C’est évidemment la preuve qu’une modification des plus sérieuses a dû s’accomplir dans la situation diplomatique que le traité de San-Stefano et les premières prétentions de la Russie avaient créée, qui était devenue assez critique pour que d’un instant à l’autre la guerre pût en sortir.

Ce qui faisait la difficulté, on ne l’ignore pas, c’était une divergence absolue d’interprétation sur le caractère même du traité de San-Stefano, sur les conditions dans lesquelles un congrès pouvait se réunir pour examiner et régulariser les conséquences de la dernière guerre d’Orient. La Russie, et il ne faut pas trop s’en étonner, cédait à l’orgueil ou à l’illusion de la victoire. Sans décliner entièrement la juridiction européenne, elle prétendait du moins la limiter d’une façon singulière, elle croyait pouvoir l’éluder ; elle ne voulait lui soumettre qu’à la dérobée, pour ainsi dire, et sommairement, partiellement, ce traité qu’elle venait de conquérir, qui à ses yeux faisait disparaître tout ce qui restait de l’ancien droit européen. L’Angleterre, au contraire, s’attachait de toute son énergie au principe de l’intégrité de ce droit européen dans les affaires d’Orient. Elle n’acceptait d’autre point de départ que les transactions de 1856 et de 1871 qui, seules jusqu’ici, ont lié toutes les puissances, dont aucun gouvernement ne peut s’affranchir régulièrement que par une délibération commune. Elle ne reconnaissait au traité de San-Stefano d’autre valeur que celle d’un acte provisoire, contestable, dénué de toute légalité internationale, tant qu’il n’aurait pas été soumis entièrement, sans réserve à l’Europe, tant qu’il n’aurait pas été revu, au besoin modifié et sanctionné ou accepté par elle. Ce qui ressemblait à une question de mots soulevée au seuil d’un congrès était au fond une très grave question de principe : c’était le conflit direct, éclatant du droit russe et du droit européen dans les affaires