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confié ses enfans, afin qu’ils ne sachent pas le métier qu’elle fait. Telle autre paie le loyer de deux appartemens, l’un où elle vit avec son enfant, l’autre où elle se livre à la débauche. Tant qu’une lueur morale subsiste, on peut toujours espérer de la rallumer, et assurément il est plus facile aux personnes qui entreprennent cette tâche difficile d’agir sur ces pauvres créatures lorsqu’elles ont dépouillé à la fois la livrée et l’excitation du vice et lorsqu’elles sont réunies dans un atelier commun, que s’il fallait les accoster sur la voie publique ou aller les chercher chez elles. La corde qui résonne le plus quand on peut la faire vibrer, c’est celle des enfans. Je me suis trouvé un jour assister à l’inscription, opérée sur sa demande, d’une femme d’environ quarante ans, quatre fois arrêtée pour prostitution clandestine et deux fois condamnée pour vol. On eût dit, à voir son costume et sa tranquillité, qu’elle demandait une autorisation de marchande des quatre saisons. Lui ayant entendu dire qu’elle était veuve, je lui demandai brusquement : « Avez-vous des enfans ? » Avant de l’avoir entendue, je savais sa réponse ; sa figure se décomposa, et après un instant d’hésitation elle dit en pleurant : « J’ai une fille qui a dix-huit ans, mais elle est au pays. »

Il y a enfin à Saint-Lazare une dernière division, celle des femmes qui y ont été envoyées pour recevoir les soins qu’exigeait leur santé, et qui sont à l’infirmerie. L’infirmerie de Saint-Lazare est la seule portion de l’établissement qui réponde aux exigences d’une bonne installation. Spacieuse, propre, aérée, elle occupe trois étages dont le premier est réservé aux femmes inscrites, les deux autres aux insoumises. Chaque étage est divisé en quatre salles le long desquelles court un couloir dont les salles ne sont séparées que par une grille avec des barreaux en bois. Une seule sœur peut donc en se promenant dans le couloir exercer la surveillance nécessaire. Je regrette cependant que l’insuffisance du personnel ne permette pas d’établir une sœur dans chaque salle et oblige d’employer au gros ouvrage des femmes qui sont dans une situation assez singulière. Ce sont, pour dire la vérité, de vieilles prostituées plus ou moins repentantes, auxquelles les asiles pour la vieillesse refusent d’ouvrir leurs portes, et qui mourraient de faim sur la voie publique si l’administration ne leur donnait discrètement asile. Je n’ai rien à dire contre cette bonne œuvre, mais je crains (avec quelque discernement qu’on choisisse celles qu’on place dans les salles d’insoumises) que ce contact ne soit pas bon pour des jeunes filles déjà dépravées, mais pas tout à fait perdues, à l’imagination desquelles il est fâcheux de laisser apparaître Saint-Lazare comme une sorte d’Hôtel des Invalides pour les prostituées.

C’est dans ces salles de l’infirmerie de Saint-Lazare qu’on retrouve la plus grande partie de ces insoumises, qui ont passé par les