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plus inconsidérées. Qu’ils eussent oublié que leur république était née et avait grandi à l’ombre de la maison de France, on peut l’admettre. Le souvenir des services reçus ne saurait prévaloir en politique sur la crainte d’un danger prochain. Les Hollandais avaient eu raison d’être effrayés par l’invasion des Pays-Bas et par le rapprochement des frontières de la France; mais ils commirent une grave imprudence en considérant la paix d’Aix-la-Chapelle comme un triomphe qui leur était propre et en humiliant la fierté de Louis XIV par des médailles aussi pompeuses que mensongères. Louis XIV, en paraissant vouloir châtier leur ingratitude, obéit au seul désir de venger son orgueil blessé. Il sembla préparer une guerre de politique, mais en réalité il prépara une guerre de ressentiment. Pendant les quatre années qui s’écoulèrent entre la paix d’Aix-la-Chapelle et l’invasion de la Hollande, il négocia très habilement avec toute l’Europe afin de la rendre favorable à l’exécution de ses projets. Lionne l’y aida puissamment, et là encore, surtout avec l’Angleterre, dont il acheta à prix d’argent le roi Charles II, il réussit dans toutes les négociations qu’il entreprit.

Malheureusement Lionne ne vécut pas assez longtemps pour faire prévaloir dans l’exécution de la campagne contre les Hollandais la même sagesse et la même prudence que dans ses préparatifs. Il est bien certain que Lionne poursuivait non pas la ruine, mais le châtiment des Hollandais. Cela ressort jusqu’à l’évidence de ces paroles significatives par lesquelles, peu de mois avant sa mort, il répondait au résident de l’électeur de Brandebourg qui l’interrogeait sur les intentions du roi de France : « Le roi ne prétend à aucune satisfaction de la part des Hollandais; il veut seulement mortifier leur orgueil et abattre un peu cette puissance qui leur donne l’audace d’offenser les plus grands potentats[1]. » On ne saurait donc le mettre en doute, si Lionne avait vécu plus longtemps, il aurait essayé d’imposer par son ascendant en 1672 la même politique de modération qu’il avait déjà fait triompher en 1668. Il se serait efforcé d’empêcher Louis XIV de pousser sa victoire jusqu’à ses conséquences extrêmes et de commettre ainsi la faute capitale[2] d’où

  1. Correspondance de Prusse, vol. III. Conversation de Lionne avec M. Crockow, résident de l’électeur de Brandebourg à Paris. Négociations relatives à la succession d’Espagne, t. III, p. 289.
  2. Dès 1672, et c’est un point digne de remarque, Bossuet prévoyait les conséquences de cette faute. Ce grand et pénétrant génie, qui écrivait alors l’admirable Discours sur l’histoire universelle, entretenait en même temps avec diverses personnes une correspondance intime dans laquelle abondent les considérations les plus élevées sur les événemens du moment. Dans une lettre adressée au marquis de Bellefonds pour le consoler de la disgrâce que venait de lui faire subir le maréchal de Créqui, Bossuet écrit ces ligues prophétiques et éloquentes : « Quelle campagne voyons-nous! Et combien est-on en danger d’être flatté, quand on a part à des choses aussi surprenantes que celles qu’on exécute ! Et cependant il n’y a rien qui soit plus vain devant Dieu, ni plus criminel, que l’homme qui se glorifie de mettre les hommes sous ses pieds. Il arrive souvent, dans de telles victoires, que la chute du victorieux est plus dangereuse que celle du vaincu. Dieu châtie une orgueilleuse république (la Hollande) qui avait mis une partie de sa liberté dans le mépris de la religion et de l’église. Fasse sa bonté suprême que sa chute l’humilie ! Fasse cette même bonté que la tête ne tourne pas à ceux dont il se sert pour la châtier! Tous les présens du monde font d’autant plus de mal à l’homme qu’ils lui donnent plus de plaisirs; mais le plus dangereux de tous, c’est la gloire, et rien n’étourdit plus la voix de Dieu, qui parle au dedans, que le bruit des louanges, surtout lorsque ces louanges, ayant apparemment un sujet réel, font trouver de la vérité dans les flatteries les plus excessives. O malheur! ô malheur! Dieu veuille préserver d’un si grand mal notre maître et nos amis : priez donc pour eux dans la retraite où Dieu vous a conduit. » Quel écrivain incomparable que celui qui, dans le Discours sur l’histoire universelle, embrasse le passé d’un regard si pénétrant, qui, dans les Oraisons funèbres, juge les plus vastes génies, les Cromwell, les Condé, les Retz, comme ils n’ont jamais été jugés depuis, et qui, dans sa correspondance, jette de tels, de si sublimes accens!