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homme épris de l’ocre et du cinabre, cet amateur de beautés rares et exotiques et de grandes machines. Il lui représente qu’il se mêle un peu de fatigue aux enchantemens des lointains voyages, qu’on mange mal en Égypte, que la patte d’un héron ou l’aile d’un ibis sont un méchant régal, qu’au surplus il n’est pas besoin de s’en aller jusqu’aux bords du Nil pour découvrir des motifs d’esquisses et de tableaux, que les rois du paysage, les peintres hollandais, ont cherché tous leurs sujets en Hollande, qu’il suffit pour en trouver d’ouvrir ses yeux et sa fenêtre.

Wynants, qui le savait et peignait de la prose,
Fidèle à son village, eût donné mille fois
Un pylône sacré pour un moulin bourgeois…
Et Nicolas Berghem estimait sagement
Qu’une vache en un pré vaut bien un monument.


— Quand tu seras satisfait et las de ta longue odyssée, lui écrit-il, quand tes yeux saturés auront vu du Caire jusqu’au Darfour assez de géans, de pylônes et de cryptes, reviens auprès de nous peindre quelque étroit chemin bordé de câpriers, une fontaine, a qu’assiègent à midi les cruches du village, » un ruisseau dont les grands bœufs traversent deux à deux le tranquille miroir, une mare ridée par le vent.

Où, parmi les reflets des mûriers et des vignes,
Naviguent deux canards, que j’appelle mes cygnes.

Nous rendons justice à la Fille d’Eschyle, nous admirons comme il convient les Chants de la mer et les hymnes enthousiastes dans lesquels Autran a célébré la Méditerranée, ses grâces et ses colères ; mais nous goûtons bien davantage les airs de chalumeau et les causeries familières de ce Provençal, ses mûriers, ses câpriers, ses bœufs et ses moutons, sa crème parfumée de serpolet ; à ses cygnes nous préférons résolument ses canards.

Il y a dans la vie d’Autran un fait rare qui mérite d’être relevé. Il remporta un jour un grand succès de théâtre, il connut et savoura cette ivresse ; mais il n’a pas tenté deux fois la fortune. En vain les sirènes l’appelaient-elles ; du fond de sa Provence, il leur criait : Je sais que vous habitez parmi des récifs et que vos caprices sont redoutables ; hier vous m’avez fait fête, demain vous me mangeriez.

Ce fut un grand succès dont tout Paris parla ;
Mais, en homme prudent, je m’en suis tenu là.


Faut-il voir dans cette admirable prudence un effort surhumain de raison et de vertu ? — Non, a répondu M. Sardou ; si Autran avait eu la vocation dramatique, s’il avait été possédé du démon, il n’aurait pas eu la force d’être si prudent. — Quel démon que le démon du théâtre ! Quand il s’est emparé d’un homme, il ne lâche plus sa proie, et il n’y