Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 27.djvu/682

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’en rester maître toute sa vie moyennant un petit loyer déterminé d’avance; de la baraque il a fait une maison, il a défriché un coin de plaine sauvage, il y a élevé des troupeaux. Tout cela est donc à lui... D’ailleurs, monsieur le baron, il ne s’agit pas ici d’une question de droit, il s’agit d’un marché.

Le seigneur parcourait la chambre à grands pas : — Tu auras de l’argent, autant d’argent que tu en voudras, mais je tiens à vous envoyer bien loin d’ici.

Josef secoua la tête.

— Que le diable t’emporte ! s’écria enfin l’imposteur en frappant du pied de telle sorte que les vitres tremblèrent et que tous les sièges se mirent à danser. Finissons-en coûte que coûte! Je consens... tu as ma parole.

— La seule parole ne suffit pas. Il faut que ce soit écrit, signé et scellé.

— Très bien... nous irons demain à la ville.

— Non, non... aujourd’hui même.

— Aujourd’hui, je ne m’y oppose pas...

Personne, sauf Baschinka, ne sut ce qui avait décidé le baron à cet acte d’éclatante générosité qui resta une énigme pour tout le monde.

Les serfs se réunirent autour de l’auberge quand la famille juive y rentra et témoignèrent de leur satisfaction. Depuis qu’elle était fermée, il semblait que le cœur du village eût cessé de battre. Maintenant les portes grinçaient de nouveau, les fenêtres laissaient pénétrer le soleil, les oiseaux chantaient dans leurs cages, les bêtes bêlaient, mugissaient, gloussaient dans la cour, et la voix joyeuse de Baschinka s’élevait au milieu de ces bruits comme un gazouillement d’allégresse qui réjouissait l’oreille et l’âme de chacun.

Le vieux pope félicita chaleureusement ses protégés de ce retour imprévu au bonheur d’autrefois. — Et maintenant, mariez-vous, dit-il à Josef, mariez-vous vite ; il faut que le plus beau roman ait une fin ; point de préparatifs, point de cérémonies, nous sommes au village, agissons simplement...

— Volontiers, mais où trouver le minian[1] et le cazan[2] et tout ce qui est indispensable à la célébration de l’acte du mariage juif dans un village de la Russie du nord?

Leur perplexité était grande. Se mettre en route pour aller rejoindre une congrégation Israélite quelconque c’était impossible... à qui aurait-on confié la maison pendant cette absence? Il n’y avait d’autre moyen que de faire venir à grands frais le nombre voulu de juifs dans ce pays où ils manquaient.

  1. Les dix hommes nécessaires pour représenter le culte en commun.
  2. Celui qui prononce les prières.