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de 1787 à 1790, est un témoin plus perspicace, plus désintéressé. Dès le second jour, il s’extasie, mais sous réserve : « Si les Français n’ont pas d’agriculture à offrir à nos regards, ils ont de grandes routes, écrit-il en traversant la Picardie. Rien n’est au-dessus ou mieux entretenu que celle qui traverse une belle forêt : une large chaussée et des montagnes coupées pour les rendre de niveau avec les vallées me rempliraient d’admiration, si je n’avais rien appris des abominables corvées qui excitent ma pitié, des sueurs et du sang desquelles provient cette magnificence. » Quelques semaines plus tard, auprès de Narbonne, à l’autre bout du royaume, il admire encore : « Nous n’avons pas en Angleterre l’idée d’une pareille route. » Mais aussi ne cesse-t-il de s’étonner que de si beaux chemins ne soient pas plus fréquentés. La route d’Orléans, l’une des principales des environs de Paris, est un désert. En Languedoc, dans l’espace de douze lieues, il rencontre un cabriolet, une demi-douzaine de chariots et de vieilles femmes sur des ânes. On ne voyage guère ; les bonnes auberges sont rares. — Cet Anglais a l’esprit positif. — C’est donc qu’il n’y a guère de commerce, de relations entre les localités voisines, entre la capitale et les autres villes ; alors à quoi servent ces ponts magnifiques, ces chaussées superbes ? À prouver l’oppression et l’absurdité du gouvernement. « Des ponts qui coûtent 1,500,000 livres ou deux millions, et des routes pour faire une communication entre des villes qui n’ont pas de meilleures auberges, me paraissent des absurdités. Ce n’est pas simplement pour l’usage des habitans qu’ils sont faits, parce que le quart de la dépense remplirait ce but ; ce sont donc des objets de magnificence publique… Quel est le voyageur qui ne taxera pas de folies de pareilles inconséquences, et ne souhaitera pas sincèrement un peu plus d’aisance et moins de splendeur ? » Ce jugement est trop sévère ; nous ne saurions l’approuver. Qu’il y ait eu de l’ostentation dans les œuvres d’utilité publique au siècle dernier, c’est bien possible. C’est pour ainsi dire un trait du caractère national, que l’on retrouve dans les cathédrales du moyen âge, dans les palais, les cours et les promenades publiques dus aux intendans de Louis XV et de Louis XVI, aussi bien que dans les routes et les ponts de ces deux règnes, aussi bien que dans les chemins de fer de nos jours ; nos ingénieurs veulent construire de façon durable, travailler pour la postérité. Ce n’est pas à nous, qui profitons de ces œuvres du temps passé, de le leur reprocher aujourd’hui.

Ainsi l’on ne voyageait guère, il y a cent ans. Cependant les voyages étaient devenus moins pénibles et plus rapides qu’au temps du grand roi. Les voitures étaient moins lourdes, moins fragiles grâce à l’invention des ressorts. La surface des chaussées étant mieux aplanie, le trot ou même le galop était devenu l’allure