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par la charité ou la prévoyance les souffrances des hommes, a-t-on le droit de décourager celui-là même qui propose de porter une goutte d’eau à la mer ?

Un des buts de mes visites dans les garnis était de m’assurer si ces garnis recevaient beaucoup d’enfans. Isolés, j’en ai rencontré très peu ; mais beaucoup y sont malheureusement reçus avec leurs parens. Parfois ce sont des ménages de marchands ambulans qui, n’ayant d’autre mobilier que leur petite voiture à bras et les marchandises qu’elle contient, sont obligés de se loger ainsi en garni en attendant que les gains réalisés par eux leur permettent de s’établir dans leurs meubles. Ils n’en paient pas moins un loyer excessivement cher. Dans un garni de la rue de Bièvre, un marchand de toiles cirées ambulant et sa femme payaient pour la location de deux cabinets, dont l’un était occupé par ses enfans, la somme exorbitante de 48 francs par mois, soit près de 600 francs par an. Ses deux enfans, à la mine intelligente, allaient à l’école pendant que les parens criaient leurs marchandises par les rues. Il y a aussi, dans ces garnis, des ménages de chiffonniers qui vivent pêle-mêle avec les détritus qu’ils ont ramassés dans la rue, et qui, partant au petit jour pour rentrer à neuf heures, sont obligés de laisser leurs enfans enfermés avec leur déjeuner du matin, qu’ils croquent à belles dents, assis sur des tas de chiffons. Telle était la destinée d’un pauvre petit être de quatre ans que j’ai vu dans un garni voisin du Val-de-Grâce, et qui, à peine guéri de la petite vérole volante, ne pouvait pas être reçu à la crèche ou à l’asile parce que ses parens n’avaient pas eu la précaution de le faire vacciner. Les plus malheureux parmi ces hôtes des garnis, ce sont des ménages (ou soi-disant tels) d’ouvriers dont les meubles ont été saisis et vendus, faute par eux d’avoir pu payer leur loyer, et qui sont venus s’établir dans un cabinet de garni, croyant n’y rester qu’un mois. Peu à peu, la misère et le découragement aidant, ils ont fini par s’y installer tout à fait. Ils y ont pullulé en quelque sorte, et telle pièce exiguë, sans lumière et sans air, qui avait donné d’abord asile à un ménage avec un ou deux enfans en bas âge, finit par en abriter quatre ou cinq, parfois davantage. J’ai vu ainsi d’incroyables et attristans spectacles d’imprévoyance et de promiscuité. Rue des Lyonnais, dans un cabinet long d’environ vingt pieds, large de cinq ou six, deux étroites couchettes en fer, assez larges tout au plus pour recevoir une seule personne, étaient disposées bout à bout : dans l’une dormaient la mère avec un enfant à la mamelle et deux enfans couchés la tête au pied du lit ; dans l’autre, le père avec deux enfans. Le plus âgé de ces enfans avait à peine huit ans. Dans un autre cabinet de ce même garni, neuf personnes étaient couchées : le père et la mère dans un lit avec un enfant d’un an, deux garçons de quatorze