Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 27.djvu/552

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
546
REVUE DES DEUX MONDES.

loin. Il n’était pas fort délicat, sans doute, car il avait été condamné à deux ans de prison pour abus de confiance ; de plus, c’était un déserteur ; au 18 mars, il était détenu à la Petite-Roquette, transformée en prison militaire. Au lieu d’une condamnation capitale à laquelle il devait s’attendre, car il y avait droit, il fut, comme tous ses compagnons de captivité, mis en liberté par ordre de Raoul Rigault et promptement élu chef de bataillon. Il s’installa dans les grands appartemens du Palais-Royal, s’y trouva bien, et y menait une existence qui ne lui semblait point déplaisante. Depuis qu’il avait déjeuné à la Banque, il y revenait souvent voir ceux qu’il appelait ses amis. Un jour qu’il causait avec un employé, celui-ci, voyant sa bonne humeur qui paraissait inaltérable, fut attristé de tant d’insouciance et ne put s’empêcher de lui dire : — Vous êtes-vous parfois demandé comment tout cela finirait ? Marigot devint grave : puis, faisant claquer ses doigts et levant le bras avec ce geste qui signifie : je m’en moque, il répondit : « Vous avez raison, ça finira mal, je m’en doute bien ; mais, ma foi, je suis philosophe ; j’habite un palais, j’ai ma loge à la Comédie-Française, où tout le monde est aimable avec moi ; le prince Napoléon avait de fines bouteilles dans sa cave, j’ai du vin et de l’eau-de-vie tout mon soûl, je ne sors qu’en voiture, je suis commandant, on me présente les armes quand je passe, j’ai des bonnes amies comme un vrai sultan ; qu’est-ce que ça durera ? je l’ignore, un mois, deux mois, trois mois ? Je sais bien qu’il y a un conseil de guerre au bout et qu’on me récurera la cervelle avec du plomb ; je n’aurai pas à me plaindre, ça vaut bien ça, car j’aurai rudement rigolé. » Il y en eut plus d’un comme celui-là dans la commune ; c’est le fait de bien des criminels : deux mois de bombance et le bagne après ! Une fois Marigot, descendant d’une Victoria, entra dans la Banque et demanda un des officiers du bataillon pour affaire de service ; on chercha l’officier, on ne le trouva pas. Marigot, impatienté d’attendre, dit alors gravement : « Je lui inflige trois jours de salle de police, ça lui apprendra à n’être pas là quand je viens le chercher pour aller boire un bock. » Il suivait assidûment les représentations de la Comédie-Française, tout en avouant qu’il ne s’y amusait guère. Il disait au directeur : « Toutes ces pièces-là, ça n’est pas assez corsé ; vous devriez reprendre le Naufrage de la Méduse. » Un soir qu’il venait d’entendre les Femmes savantes, il dit à « la dame » qui l’accompagnait : « Est-ce assez bête, hein ? eh bien, c’est la littérature de l’empire, ça fait pitié ! » Ses opinions littéraires ne l’empêchaient point d’être serviable ; lorsque la Banque n’avait pas reçu le mot d’ordre, il le donnait volontiers entre deux a chopes. » On en a gardé bon souvenir rue de La Vrillière, et lorsque l’on en parle, on dit : Ce pauvre Marigot !