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mon intention n’est pas de rentrer par cette porte dans la discussion du génie de Meyerbeer, et je ne veux que donner en passant une parole d’admiration à la nouvelle Sélika. L’Africaine que voici ne ressemble en rien au personnage que représentait Mme Marie Sa-se. A la place de cette sauvagesse empanachée, au geste forain, à la voix brutale et toute en dehors, la véritable héroïne nous est rendue, type de passion dévorante, d’immolation sublime et de touchante mélancolie entrevu par le maître en pleine barbarie, et que Gabrielle Krauss a retrouvé en creusant le trésor de cette partition. Sélika n’est point une figure toute sentimentale et moderne comme Valentine, Fidès, Bertha et ses diverses sœurs du répertoire. Elle a sa personnalité passive et farouche, sa hauteur d’âme, quelque chose en un mot d’exotique et que la grande artiste traduit à la scène avec son âme et son intelligence alors que tant d’autres se contentaient de se brunir les bras et le visage. De tout temps, les critiques allemands m’ont reproché mon goût prononcé pour L’Africaine ; l’un d’eux surtout, et des meilleurs, M. Hanslick, ne manque pas une occasion de s’exclamer à ce sujet. Eh bien, dût l’auteur du Beau musical, dût ce parfait esthéticien y trouver un nouveau motif d’étonnement et de scandale, aucune considération ne m’empêchera d’exprimer une fois de plus toute ma pensée. Le cinquième acte, par exemple, est la plus poétique élégie musicale qui se puisse entendre. Avec l’admirable solo des instrumens à cordes pour ouverture, cet épilogue forme à lui seul un opéra dans l’opéra.

Quelqu’un a dit qu’une tragédie classique n’était jamais qu’un cinquième acte divisé en cinq parties. À ce compte, le dernier acte de l’Africaine est à lui seul une tragédie ; il a son pittoresque à part, sa rêverie. Vous êtes pris d’une immense pitié au spectacle de cette Ariane de couleur suivant des yeux la voile du Thésée portugais qui l’abandonne et lui jetant comme un bouquet d’adieu ces mélodies navrantes qu’elle effeuille divinement avant d’expirer. Penser que ce sublime monologue en était encore à trouver son interprète ! A Mlle Krauss appartient l’honneur de l’avoir mis en lumière, et ce n’est pas seulement dans ce cinquième acte qu’elle triomphe, c’est dans tout le rôle marqué par elle d’un caractère absolument nouveau de révolte contenue et de placidité superbe sous le joug. La cantatrice vaut la tragédienne ; sa voix a des effets aériens, des recherches exquises de sonorités, des trouvailles de timbre qui, tout en vous charmant, témoignent chez l’artiste d’un constant effort vers le mieux. Se livrera de telles études, lutter ainsi pour l’idéal quand on est, comme Mlle Krauss, en possession d’un renom incontesté, voilà certes un illustre exemple et dont mainte virtuose qu’on célèbre fera bien de tirer profit.


F. DE LAGENEVAIS.