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Guillaume-Tell, le grand trio de la conjuration du Rutli, vous mettent en présence d’une race de héros italiens entrevue dans les mirages de l’avenir par ce patriote inconscient qui s’appelait Rossini. Il avait l’âme ouverte et pathétique, tous les grands sentimens l’ont entrepris ; exceptons pourtant l’amour, dont il ne fut jamais qu’un interprète assez ordinaire ; de l’esprit, beaucoup d’esprit à la Voltaire, à la Beaumarchais, quelque chose de galant, de mondain et qui mousse : Almaviva, Rosine, Aménaïde, le comte Ory, rien au-delà. Même dans cet admirable Guillaume-Tell Arnold, s’adressant à Mathilde, n’est qu’un ténor, le personnage ne grandit jusqu’à l’héroïsme que sous la possession du sentiment résumé dans ce cri sublime des entrailles : « Mon père, tu m’as dû maudire. » En nommant la conspiration du Rutli qui termine et couronne le deuxième acte, j’ai cité ce que l’art a produit peut-être de plus beau ; s’il ne devait rester qu’un seul morceau du drame musical de notre époque, qu’un unique testimonium temporis, c’est ce finale qu’il faudrait sauver. Quelle sonorité, quel effet ! Trouvez-moi chez les Allemands un pareil don de manier ensemble l’orchestre et les voix. Quant à l’orchestre, les Allemands feront aussi bien, même mieux en admettant que plus de science, de recherche et de curiosité dans les modulations soit le mieux, ce que je nie, car, à force de parachever et de sophistiquer leur travail instrumental, ils y étouffent toute inspiration ; mais pour ces explosions de sonorité où la voix humaine prend part aussi bien que l’orchestre, pour ces résultats puissans, incomparables, il n’y a que les Italiens, et parmi les Italiens que celui-là.

Rossini est entré dans la postérité, nous pouvons dire dans la gloire, car désormais sur ce point le consentement est unanime. L’Allemagne, qui longtemps le dédaigna, le méconnut, lui rend aujourd’hui justice. Il est vrai qu’on n’accorde que le Barbier et Guillaume-Tell. Excusez du peu qui suffit à classer un homme au rang des dieux ! Ses dieux à lui, tout le monde les sait par cœur, ils se nomment Haydn, Mozart, Beethoven. « Plaignez-vous, lui disait un soir un ami s’efforçant de combattre cette humeur sombre qui vers la fin le prenait par accès, plaignez-vous donc, vous qui dans la vie n’avez connu que le succès, que les triomphes, vous qui dès ce monde aurez joui de votre apothéose et qui savez que, dans l’autre, vous serez un jour réuni à ces immortels que vous adorez ! — Non, s’écria-t-il, point ceux-là ; vous me placez trop haut ; je ne suis qu’un vassal, eux sont mes souverains ; ils n’ont produit que des choses belles et pures, tandis que moi j’ai ma carrière italienne à me reprocher… Mais que voulez-vous, mon cher, à cette époque j’étais jeune et sans argent, il fallait vivre et faire vivre père et mère… » Et ce brave homme, ce grand homme s’arrêta, l’œil plein de larmes, et vous eussiez senti, à la chaleur de son étreinte, l’émotion filiale d’où le trio de Guillaume-Tell est sorti.

Et la reprise de l’Africaine que j’allais oublier ! qu’on se rassure,