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pied de la lettre. Aussi votre impression reste incomplète : des beautés de premier ordre, des mélodies coulant comme de source, des effets d’un éclat, d’une puissance extraordinaires, — ai-je besoin de citer le trio de l’orgie, si coloré, si bien en scène, tout rempli de traits d’orchestre et de trouvailles musicales, le duo des vivandières si curieusement enlevé en imitations, l’imposant finale où quatre motifs différens, — le chœur du serment, la marche de Dessau, la fanfare de la cavalerie et la marche des grenadiers, — se croisent, s’enchevêtrent et résonnent à la fois dans un tutti à faire craquer les murs de la salle, et parlerai-je de ce duo du premier acte entre Catherine et Pierre : « De quelle ville es-tu ? » morceau de maître d’un entrain parfait dès le début et qui se soutient, juste sur le ton de l’endroit comme si Meyerbeer se fût dit qu’il y aurait de tout dans cette partition, même de l’opéra-comique ? Le malheur veut que parmi tant d’or se mêle aussi bien du clinquant : modulations bizarres, rhythmes tourmentés, curiosité, subtilité, sophistication, erreurs d’un génie inquiet, fureteur et décidément trop adonné à la recherche du succès ! Paris en ce point l’avait gâté ; il y revenait toujours, ce fut son tort, les Allemands le lui ont assez reproché et sans doute avec quelque droit. Tout ce qui passe par la France à une certaine heure va vite en célébrité et en influence. Le succès de Robert le Diable et des Huguenots lui avait appris cette vérité et si bien qu’il se la tint pour dite et n’en voulut plus démordre. Cette vérité n’était pourtant point la seule, il y en avait une autre, à savoir que, s’il est bon de posséder tous les styles, mieux vaut encore n’en avoir qu’un qui soit bien à nous ; on n’est Mozart, Beethoven, Rossini (le Rossini du Barbier et de Guillaume-Tell, auquel nous reviendrons tout à l’heure), on n’est un classique qu’à ce prix.

Cependant l’Allemagne le réclamait, non plus comme jadis par la bouche amère de Weber[1], mais par la voix de Jenny Lind ; l’occasion s’offrait à Meyerbeer de se montrer bon patriote, il la saisit et, pour ne point faire les choses à moitié, il mit en scène le grand Frédéric. Dire qu’il le mit en scène serait trop s’avancer : on ne traîne pas ainsi sur les planches un personnage de la maison régnante, l’étiquette des cours s’y opposait ; la difficulté fut tournée, et si dans le Camp de Silésie, dont il était l’âme, le grand Fritz ne paraissait pas, le public du moins entendait sa flûte, cette fameuse flûte a même survécu aux

  1. « C’est pitié, me disait un jour Weber en me parlant de Meyerbeer et de sa tournée en Italie, c’est pitié vraiment et grand dommage de le voir faire ainsi fausse route, car il y avait en lui du bon et du solide, il y avait l’étoffe d’un talent allemand, et même à ce point de vue, lorsque nous étions ensemble chez l’abbé Vogler, je ne vous cacherai pas que je le redoutais et ne m’épargnais aucun effort pour me maintenir à son niveau. Je vous jure que son opéra de Jephté contient des choses superbes, tout cela pensé, traité à l’allemande, et dire que c’est le même homme qui, par soif d’applaudissemens, écrit à l’heure qu’il est en Italie tout ce damné fatras ! » J.-C. Lobe, Gesammelte Schriften.