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de leur propre substance. Nulle part il ne se sentait plus à l’aise ni mieux inspiré qu’au milieu du mouvement, de l’agitation, du tourbillon des élégances mondaines, à Saint-Ange, chez les Caumartin ; à Vaux-Villars, chez la maréchale ; à la table des grands seigneurs et des rois philosophes ; dans la libre et nombreuse intimité des actrices à la mode ou des grandes favorites, roulant avec le torrent des courtisans dans les galeries de Versailles ou de Fontainebleau « comme un petit pois vert, nous dit Piron dans son style haut en couleur plus qu’un cru de Bourgogne, comme un petit pois vert à travers les flots de Jean-Fesse, » ou bien encore, aux jours de première représentation, quand il allait, comme le Gabriel Triaquero du roman de Lesage, « de loge en loge, présenter modestement sa tête aux lauriers dont les seigneurs et les dames s’apprêtaient à la couronner. »

C’est là son élément. Tout ce qui brille le séduit, l’attire et le retient. Sans doute il a failli se fourvoyer d’abord. Dupe de son inexpérience, il a cru, par une illusion commune à la jeunesse, que l’opposition, — si ce mot peut avoir un sens en 1716, — menait à la fortune, que la satire et l’épigramme étaient le plus court chemin vers la réputation et la gloire. Mais comme il en est promptement et pour longtemps revenu ! comme il a su réparer son erreur ! avec quelle prestesse et quelle sincérité ! C’est à peine s’il sort de la Bastille qu’il dédie sa tragédie d’Œdipe à Madame, duchesse d’Orléans, avec quelle grâce dans le mensonge et quelle dignité spirituelle dans la flatterie : « Si l’usage de dédier ses ouvrages à ceux qui en jugent le mieux n’était pas établi, il commencerait par votre altesse royale. » Au régent, il demande en grâce « de vouloir bien entendre quelque jour des morceaux d’un poème épique sur celui de ses aïeux auquel il ressemble le plus. » Le moyen de lui garder rancune ? Il fait mieux : il tâche à s’insinuer dans la société des roués et des maîtresses du prince. Il rend service, et pour ces fêtes quelque peu scandaleuses qui font gronder d’indignation bourgeoise les Marais et les Barbier, c’est lui qui s’offre pour composer les petits vers dont la jolie Mme d’Averne ou toute autre régalera l’oreille du maître. C’est le destin d’Arouet. Il est né courtisan. Il a des madrigaux pour Mme d’Averne ; il en aura pour Mme de Prie, la plus spirituelle de ces maîtresses déclarées dont l’histoire galante côtoiera l’histoire politique du règne, jusqu’autour où Mme de Pompadour les confondra l’une avec l’autre ; il en aura pour la duchesse de Châteauroux ; il en aura pour Mme de Pompadour ; âgé de quatre-vingts ans, il en aura pour la Du Barry :

C’est assez aux mortels d’adorer votre image,
L’original était fait pour les dieux !