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de Châtenay. Mais c’est peut-être une plaisanterie que d’écrire à l’occasion de Voltaire une biographie du P. Tournemine. Je ne vois pas même qu’il nous intéresse beaucoup de remonter la généalogie des Arouet jusqu’en 1525 et jusqu’à Jacqueline Marcheton, femme d’Hélénus Arouet, tanneur à Saint-Jouin-de-Marnes. Parmi tant de détails, un seul fait importe : c’est qu’Arouet eut pour parrain l’abbé de Châteauneuf, qui le conduisit de bonne heure chez la vieille Ninon de l’Enclos et l’introduisit quelques années plus tard dans la société du Temple, dans la dangereuse camaraderie des Vendôme et des Chaulieu.

L’enfant n’était pas encore « décrassé. » Le nom bourgeois du payeur des épices de la chambre des comptes ne l’importunait pas encore comme un souvenir fâcheux de roture. Au surplus, si modeste que fût son origine, il en porta toujours très haut l’orgueil. C’était pour lui la suprême injure que de traiter un lieutenant de police de « fripon de la lie du peuple » ou son évoque savoyard de « fils et petit-fils de maçon. » Il était « maigre, long, sec et décharné, » ce sont ses propres expressions ; l’air d’un « satyre, » ajoute un rapport de police. Le front était haut, les yeux étincelaient de malice, les lèvres minces, fines, serrées, semblaient dessinées pour le sarcasme, le buste inclinait légèrement en avant, comme déjà prêt à l’attaque. Toute sa personne aisée, soignée, coquette, parfumée « à l’essence de giroufle, » avec des recherches et des élégances féminines, respirait le désir de plaire, et la liberté, la vivacité familière d’un homme né pour le monde. À voir sa physionomie « naturellement insolente » et dès qu’on avait entendu le son de cette voix, habile à toutes les inflexions, mais jusque dans l’éloge imperceptiblement ironique, on devinait un maître passé dans cet art difficile et aristocratique de la conversation mondaine qui fut le triomphe des salons du xviiie siècle. Il n’en ignorait pas le pouvoir, et longtemps après, quand il pouvait avec un légitime orgueil se comparer intérieurement aux plus illustres du siècle précédent, ce n’était pas sans complaisance qu’il rappelait leur gaucherie, leur sécheresse d’entretien, la triste figure qu’ils faisaient sitôt qu’ils posaient la plume : « Mon père avait bu avec Corneille : il me disait que ce grand homme était le plus ennuyeux mortel qu’il eût jamais vu, » ou encore : « Ma mère, qui avait vu Despréaux, disait de lui que c’était un bon livre et un sot homme. » Il ne tirait pas moins vanité de ses manières et de son éducation, quand au fort de ses querelles avec Jean-Jacques, parmi les plus violentes injures et les plus odieuses provocations, il rappelait durement à l’auteur de l’Émile que « pour élever un jeune homme, il faudrait commencer par avoir été bien élevé. » C’est que Voltaire n’était pas de ces penseurs solitaires qui vivent en eux-mêmes et comme