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termes, a recommandé quelque part la lecture de cette correspondance aux inexpérimentés qui voudraient « se perfectionner dans l’art ignoble de la flatterie. » Qui sut jamais, en effet, mieux flatter que Voltaire, plus hardiment, plus ingénieusement ? Les plus renommés courtisans du grand roi, les Dangeau, les La Feuillade ou les D’Antin, auprès d’Arouet ne sont que des novices, fades complimenteurs, apprentis qui s’essaient dans un art qui ne fait que de naître, et les pires tribuns du peuple, adulateurs grossiers, n’ont jamais trouvé, pour louer l’idole qu’ils méprisent autant qu’ils la redoutent, des accens plus pénétrans, une éloquence plus persuasive que Voltaire pour célébrer « le Trajan » qui régnait à Versailles, « le Salomon » du Brandebourg, ou sa rivale de pouvoir et de gloire, « la Sémiramis » du Nord. D’ailleurs ni Salomon, ni Sémiramis ne demeuraient en reste : il faut en convenir. Il n’a été donné ni à tous les rois, ni à toutes les impératrices d’avoir dans leur jeu politique un Voltaire : ceux-ci du moins, « Luc et Catau, » comme il les appelait dans ses accès de gaîté familière, eurent sur Trajan la supériorité de savoir s’en servir. Ils trompèrent ce grand trompeur, et sous la plume du philosophe les douloureux partages de 1772 devinrent pour l’Europe des encyclopédistes une époque dans l’histoire du fanatisme et une ère dans l’histoire de la tolérance.

Ce qui semble avoir d’abord conquis, séduit, enchanté Frédéric, c’est précisément ce qui n’a pas cessé d’étonner la postérité : l’universalité de Voltaire. « Je doute, lui écrivait-il, s’il y a un Voltaire dans le monde : j’ai fait un système pour nier son existence. Non, assurément, ce n’est pas un seul homme qui fait le travail prodigieux qu’on attribue à M. de Voltaire. Il y a à Cirey une académie composée de l’élite de l’univers. Il y a des philosophes qui traduisent Newton, il y a des poètes héroïques, il y a des Corneille, il y a des Catulle, il y a des Thucydide, et l’ouvrage de cette académie se publie sous le nom de Voltaire, comme l’action de toute une armée s’attribue au chef qui la commande. » On ne saurait mieux dire,. Il est vrai : qu’un seul homme ait pu suffire à tant de soins et d’occupations si diverses, une seule tête à tant d’idées, une seule main à tant d’œuvres, rien de semblable encore ne s’était rencontré ni depuis ne s’est retrouvé dans l’histoire, non, pas même en Samuel Reimarus, quoi que le docteur Strauss ait jadis essayé d’en faire croire à son altesse royale Alice, princesse de Grande-Bretagne et d’Irlande. Quel genre en effet n’a pas abordé Voltaire ? Quelle tâche n’a pas entreprise et menée jusqu’au bout sa prodigieuse activité ? Sans doute moins profond que les uns, nullement poète en dépit de quinze ou vingt volumes de vers, moins bienfaisant surtout que les autres, mais combien supérieur à tous, et sans excepter les