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Quant aux procédés de la délivrance finale qu’indique M. de Hartmann, il n’y a pas à craindre qu’on s’en serve trop tôt et que l’on procure au monde la désagréable surprise de l’anéantir, quand il n’aurait pas demandé mieux que de continuer à vivre. Ce qui doit nous rassurer sur la terrible portée de ce remède, c’en est l’inefficacité absolue. Il est bien peu probable qu’en dépit de tant de beaux raisonnemens, l’humanité se laisse convertir et se décide au néant ; et je gage que si, par impossible, la majorité de l’humanité était gagnée à ce triste remède, il y aurait d’incorrigibles réfractaires qui résisteraient jusqu’au bout à l’application du remède. Ce serait de leur part, je l’avoue, un mauvais goût égal à leur aveuglement ; mais cette indocilité systématique suffirait, d’après l’aveu de M. de Hartmann, pour faire manquer l’opération, et il n’est pas désagréable de penser qu’il dépend de chacun de nous d’ajourner le succès de l’expérience. Attendons que la grâce du pessimisme agisse, et, en attendant, vivons en paix. Mais, quand même l’humanité aurait pris cette belle résolution de faire d’un seul coup et en bonne forme un acte de renonciation à l’être, je crois bien que cela ne changerait pas grand’chose à la marche du monde ni à l’évolution des phénomènes qui nous entraîne. Il dépend jusqu’à un certain point de l’humanité d’arrêter le flot des générations humaines, et c’est en cela que Schopenhauer nous paraît mille fois plus pratique que son disciple. Mais à qui pourra-t-on persuader que la solidarité soit telle entre les divers ordres de phénomènes que le suicide métaphysique de l’humanité arrête la marche des planètes ou même la révolution de l’humble globe, théâtre de ce bel exploit ? — D’ailleurs, à supposer qu’il n’y ait qu’une force unique, répartie en proportions différentes dans les différentes régions de l’être et qui en constitue l’unité, qu’est-ce que la masse des forces psychiques, comme on dit, c’est-à-dire d’intelligence et de volonté, concentrées dans le sein de l’humanité, au prix de la masse totale des forces physiques distribuées dans le reste du monde, dans l’infini cosmique, sans parler des autres forces psychiques, analogues à celles qui nous animent, qui peuvent être répandues à flots dans les mondes innombrables que nous ne connaissons pas ? Quel lien de solidarité ou de subordination peut-il exister entre cette petite quantité de force cosmique transformée en humanité sous la forme d’un milliard d’hommes, de deux milliards si l’on veut, et ces espaces remplis soit d’espèces vivantes et de formes animées, soit d’agrégats organiques, soit d’atomes d’éther ? Ces régions sans limites, ces formes de l’être dont Pascal a dit magnifiquement que « l’imagination se lasserait plutôt de concevoir que la nature de fournir, » comment se figurer que tout cela obéirait en un clin d’œil au mot d’ordre parti de ce globe infime