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signes par lesquels s’annoncera la vieillesse de l’humanité : elle vieillira, en effet, comme vieillissent les individus, comme vieillissent les nations. Mûre pour la contemplation, elle rassemblera dans une vue d’ensemble toutes les souffrances et les folles agitations de la vie passée et reconnaîtra la vanité des fins qu’elle croyait poursuivre jusque-là. A la différence de l’individu devenu vieillard, elle n’aura ni enfans ni petits-enfans pour troubler par les illusions de l’amour paternel la sûreté de son jugement et faire renaître avec une nouvelle génération les illusions évanouies. Elle tombera alors dans cette mélancolie supérieure que les hommes de génie ou encore les vieillards de grande intelligence ressentent habituellement. On la verra flotter en quelque sorte au-dessus de son propre corps, comme un esprit détaché de la matière, ou comme Œdipe à Colone, goûter par anticipation la paix du néant et assister aux souffrances de sa propre existence, comme à des maux étrangers. C’est là cette clarté céleste, cette paix divine qui s’étend sur toute l’éthique de Spinoza ; les passions s’y sont évanouies dans les profondeurs de la raison, et résolues en idées à la pure clarté de la pensée… Cependant la douleur, la peine, n’auront pas cessé pour cela. C’est cette dernière forme du malheur qu’il faudra faire cesser, après que toutes les illusions seront tuées, l’espérance anéantie, la conviction assurée désormais que tout est vanité, et la vanité la plus vive de toutes, l’orgueil de la science, pour jamais bannie du cœur humain. La vie reste encore, et c’est trop. L’humanité est fatiguée de vivre ; elle est fatiguée aussi de mourir si lentement. Elle reste faible et fragile, condamnée à travailler pour vivre et ne sachant pas pourquoi elle vit. Comme tout vieillard qui se rend compte de son état, elle n’a qu’un vœu à former : elle demande le repos, la paix, le sommeil éternel sans rêve. Et qu’est-ce que cela, sinon l’insensibilité absolue, le néant, encore et toujours le nirvana ?

Reste une troisième condition indispensable pour que le grand acte du renoncement à l’être s’accomplisse avec la puissance d’une sentence sans appel : il faut que tous les peuples de la terre communiquent assez facilement entre eux pour qu’il soit possible qu’au même moment, sur tous les points où se trouve un homme, une résolution commune puisse être prise ; il faut que cela se fasse sans effort, sans hésitation, sans résistance, pour que l’effet se réalise sans obstacle, pour que tout vouloir positif, vaincu et entraîné, s’anéantisse immédiatement dans le non-vouloir absolu, pour qu’en même temps que l’humanité cessera d’être, en abdiquant l’être, toute forme de ce que nous appelons l’existence soit anéantie, l’organisation, la matière, etc., etc., pour qu’enfin s’évanouisse le cosmos tout entier avec ses archipels, ses nébuleuses, ses mondes en