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corps tomberait aussitôt en ruines comme un cadavre[1]. Mais cela est impossible matériellement, et c’est une pure chimère que de croire qu’on pourrait se détruire ainsi.

Combien plus clair, plus efficace, plus pratique est ce procédé de l’ascétisme qui consiste dans l’obligation d’une chasteté volontaire et absolue ! C’est à celui-là que Schopenhauer convie l’humanité en termes pressans, incisifs, qui n’admettent ni refus ni délais. Il l’invite à une extinction en masse de l’humanité future par une glorieuse et unanime résolution de l’humanité à une sorte de suicide générique et collectif qui nierait non pas seulement la forme et la volonté individualisée dans le corps, mais le principe de la volonté dans l’espèce, en tarissant une fois pour toutes la source de la vie et le flot des générations. — Sur ce point, Schopenhauer déploie une verve et une abondance merveilleuse d’argumens et d’exhortations, soit qu’il satisfasse ainsi à quelque rancune de sa misanthropie, spécialement dirigée contre les femmes, dont l’attrait perpétue la folie de vivre, soit qu’il sente instinctivement que c’est là qu’il rencontre le plus de résistance et comme une indocilité du parti-pris même chez ses sectateurs les plus fidèles. C’est particulièrement de ce point de vue de la chasteté obligatoire qu’il juge les systèmes religieux, selon qu’ils sont plus ou moins propices à la suppression prochaine de l’humanité. — Sauf les religions optimistes comme l’hellénisme et l’islamisme, toutes les autres, selon Schopenhauer, ont plus ou moins recommandé cette forme excellente et supérieure de l’ascétisme. « À cet égard, le christianisme n’a de rival que le bouddhisme, et parmi les communions chrétiennes, le catholicisme, malgré ses tendances superstitieuses, a le mérite de maintenir rigoureusement le célibat de ses prêtres et de ses moines. Le protestantisme, en le supprimant, a détruit l’essence même du christianisme, pour aboutir à un plat rationalisme, qui est une bonne religion pour des pasteurs confortables, mais qui n’a plus rien de chrétien. Ç’a été le mérite du christianisme primitif d’avoir l’intention nette de la négation du vouloir-vivre, bien qu’il ait donné de mauvaises raisons à l’appui d’une excellente thèse[2]. » Et ici la surabondante érudition de Schopenhauer se donne pleine carrière à travers les pères de l’église et les gnostiques. Il cite des témoins de toute catégorie, d’illustres et d’obscurs, saint Augustin, Tertullien ; il rappelle l’évangile des Égyptiens : « Le Sauveur a dit : Je suis venu pour détruire les œuvres de la femme ; de la femme, c’est-à-dire de la passion ; ses œuvres, c’est-à-dire la génération

  1. Philosophie de l’Inconscient, t. II, p. 491.
  2. Philosophie de Schopenhauer, par Ribot, p. 147.