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désespéré le seul remède à l’horreur de revivre toujours en proie à la faim, à la soif, au travail implacable sous un climat de feu, tout peut se concevoir dans ces siècles d’énervant mysticisme et d’absolue ignorance, en face d’une nature hostile dont on n’avait pas encore mesuré les forces ni sondé l’inconnu. On pouvait croire qu’on était le maître de la vie et de la mort, qu’il suffisait de renoncer à l’être pour cesser d’être, et l’on pensait conjurer le spectre toujours renaissant de l’existence par une sorte d’innocente magie de l’âme qui en supprimait graduellement toutes les énergies et en détruisait un à un tous les phénomènes. Mais en plein XIXe siècle, dans l’âge de la science expérimentale, quand les domaines du réel, du possible et de l’imaginaire sont si nettement tranchés, quand on a conquis ce critérium tardif qui permet non pas de tout savoir, mais de distinguer ce qu’on sait de ce qu’on ignore, qu’un homme aussi clairvoyant, aussi peu dupe de lui-même et des autres, aussi savant que Schopenhauer, s’imagine de reprendre la théorie du nirvana, qu’il prétende détruire, non pas seulement la vie, mais l’être, qu’il recommence avec le sérieux d’un Bouddha cette œuvre déraisonnable, la théurgie du néant, voilà ce qui dépasse toute croyance ; voilà ce que nous avons vu pourtant de nos jours et ce qui mérite d’être placé sous les yeux du public comme un des phénomènes les plus étonnans dans un âge et une race scientifiques.

Au fond il y a peu d’originalité dans « le concept de la délivrance, » tel que nous le propose Schopenhauer. Le bouddhisme est, sous une forme religieuse, l’expression anticipée de sa philosophie et de sa morale. Sur deux points seulement, on pourrait noter quelques différences, plutôt encore dans l’intention que dans le fait, entre les deux doctrines du nirvana, celle de l’ascète hindou et celle du philosophe de Francfort. Schopenhauer procède, à ce qu’il s’imagine au moins, d’une manière toute logique et philosophique. Tandis que le mystique, dit-il (comme le Bouddha sans doute), commence du dedans, part de son expérience interne, individuelle, dans laquelle il se reconnaît comme essence éternelle, universelle, imposant tout ce qu’il dit comme devant être cru sur parole, parce qu’il est dans l’impossibilité de rien prouver, le philosophe, au contraire, part de ce qui est commun à tous, du phénomène objectif, du fait de conscience tel qu’il se trouve en chacun. Sa méthode, c’est la réflexion sur les données du monde extérieur, de l’intuition, telle qu’elle se trouve dans notre conscience ; aussi est-il en état de prouver… Le mystique aboutit à une théologie : c’est à une cosmologie qu’aboutit le philosophe. — Un autre point sur lequel le philosophe allemand prétend différer du Bouddha, c’est qu’il aspire à l’affranchissement de l’espèce humaine tout entière