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d’autrui, quand ils sont en conflit avec notre intérêt, c’est-à-dire l’injustice, le mal, l’immoralité. Pour faire contre-poids aux maux nécessaires de l’égoïsme, l’Inconscient a mis dans le cœur de l’homme d’autres instincts, comme la pitié, la reconnaissance, le sentiment de l’équité et le désir de rendre le bien pour le mal, sans lesquels la société, submergée par l’égoïsme, ne pourrait pas subsister. Mais les effets merveilleux de la moralité et de la justice ne doivent pas nous tromper sur leur nature : elles ne représentent au fond que des idées abstraites, qui ne s’appliquent qu’aux rapports des individus entre eux ou avec des associations d’individus, mais qui n’ont aucun sens par rapport à l’être véritable, à l’Un-Tout inconscient. « Elles ne sont que des formes de relations entre les phénomènes ; elles ne peuvent avoir une valeur téléologique absolue. » — D’ailleurs on démontre que, tandis que l’injustice augmente la souffrance dans le monde, la justice est impuissante à la diminuer. Elle ne fait que travailler au maintien du statu quo ; elle n’édifie rien qui n’existât déjà : son œuvre est de réparation, non de construction. Le bien que la charité fait dans le monde n’est rien auprès de la somme de maux que la violation de la justice y produit. « En tout cas, la moralité positive de l’homme charitable ne doit être considérée que comme un mal nécessaire, qui en prévient un plus grand. Il est plus fâcheux qu’il y ait des gens pour accepter des aumônes qu’il n’est bon qu’il y ait des gens pour les distribuer. » — Enfin, si la moralité était, selon la doctrine de Kant, la fin absolue du processus, on la verrait sans doute augmenter avec le temps, élever son niveau, s’étendre en surface, gagner en profondeur dans les différentes couches sociales. M. de Hartmann prétend que c’est là une pure illusion des philanthropes et des âmes sensibles. En réalité, la forme seule de l’immoralité a changé : le même rapport se maintient, à peu de chose près, entre l’égoïsme et la charité. Si l’on est choqué de la cruauté, de la brutalité des temps passés, il ne faut pas oublier que la droiture, la sincérité, le vif sentiment de la justice, le respect de la sainteté des mœurs caractérisent les anciens peuples, tandis que nous voyons régner aujourd’hui le mensonge, la fausseté, la perfidie, l’esprit de chicane, le mépris de la propriété, le dédain de la probité instinctive et des mœurs honnêtes, dont la valeur même souvent n’est plus comprise. La perversité est restée la même, mais elle a quitté le sabot et va en frac… Nous approchons du temps où l’injustice prendra des formes plus raffinées encore, où le vol et certaines fraudes, condamnées par la loi, seront méprisés comme des fautes vulgaires, comme une maladresse inférieure, sans qu’on y gagne rien que plus d’habileté à respecter le texte de la loi, tout en violant le droit