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mais se faisant d’étranges illusions sur sa propre valeur, il se considérait sincèrement comme un grand financier, parce qu’il était un bon comptable, semblable en cela à un calligraphe qui se croirait poète parce qu’il a une belle écriture. De santé douteuse, chétif, malgré sa haute taille, assez triste, poseur, il avait la paupière lourde, la lèvre inférieure épaisse et le menton ravalé comme celui de presque tous les rêveurs. Sa personne était non pas débraillée, mais négligée ; malgré sa jeunesse, il y avait en lui quelque chose du vieil étudiant qui a longtemps traîné sur les bancs de l’école et qui a pris l’habitude d’échouer à ses examens. Il n’avait ni bonne ni mauvaise tenue, il n’en avait pas du tout ; il s’abusait singulièrement et s’estimait de force à diriger les finances d’un grand pays, lorsque, — au dire de tous ceux qui l’ont connu, — il était à peine capable de faire un employé de troisième catégorie. En 1868, il avait fondé une maison de commerce et avait subi une déconfiture qu’il attribua naturellement à ses adversaires politiques. Néanmoins, au milieu des gens de la commune, il apparaît avec une physionomie toute spéciale, car il était probe, et reste, à cet égard, à l’abri de tout soupçon.

Son associé aux finances jusqu’à la date du 22 avril, Eugène Varlin, était un tout autre homme. Relieur de son métier, ouvrier fort inhabile, car son outil lui faisait horreur, rêvant tout éveillé d’économie sociale, au lieu de chercher à marcher sur les traces glorieuses des Derôme, des Pasdeloup, des Bauzonnet, des Marius Michel, il s’était affilié à l’Internationale, recrutait des adhérens, entretenait une correspondance active avec « le prolétariat » mécontent de France, de Portugal, d’Espagne, d’Allemagne, d’Amérique, et vivait on ne sait trop comment. C’était un sectaire socialiste dans toute la force du terme et sans aucune opinion politique bien arrêtée ; il se fût accommodé de toute forme de gouvernement, pourvu que le prolétariat devînt une sorte d’aristocratie privilégiée et prédominante. Il fut le grand commis-voyageur de la revendication sociale. A tous les congrès où l’on agite les questions les plus redoutables, il fait acte de présence ; je le trouve à Bruxelles en 1863, à Londres en 1864, à Genève en 1866, à Lauzanne en 1867, à Bâle en 1869 ; le 18 mars 1869, il constitue la fédération des sociétés ouvrières, point de départ lointain de la fédération de la garde nationale et du comité central, qu’il organise secrètement en février 1871, après s’être compromis dans la journée du 31 octobre 1870. En dernier lieu, il avait été fort mêlé à une association appelée la Marmite ; destinée à fournir la nourriture à prix réduit aux ouvriers ; il avait cru, et ses amis avaient cru avec lui, qu’il était capable de débrouiller un budget. C’était une grande erreur dont Jourde revint tout le premier et dont Varlin dut convenir lui-même, car il fut