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et le soir était à peine venu qu’elle comprenait à quel péril elle avait su se soustraire. Vers huit heures et demie, quelques bataillons appartenant aux quartiers de Belleville et de Ménilmontant, alors campés sur la place Vendôme où commandait Bergeret, envoyèrent leurs officiers comptables à la Banque pour la prévenir que, s’ils ne recevaient pas immédiatement leur solde, ils ne tarderaient pas à venir se payer de leurs propres mains. Les délégués aux finances, fort peu organisateurs de leur nature, ne sachant où donner du front dans la cacophonie administrative au milieu de laquelle ils essayaient de se débattre, avaient négligé de faire savoir aux fédérés que la paie serait faite et régulièrement reprise le lendemain. Quelques impatiens, ayant entendu parler d’une démarche du comité central à la Banque et croyant qu’elle n’avait obtenu qu’un résultat négatif, s’étaient résolus à vider les caisses pour se remplir les poches. On eut beau leur dire que la délégation aux finances avait reçu l’argent nécessaire à la solde, ils n’en voulaient rien croire, et peut-être auraient-ils tenté de forcer les portes, si le bataillon de la Banque n’eût été sous les armes et si les gardes nationaux de l’ordre n’avaient été en nombre à la mairie du Ier arrondissement. On les calma comme l’on put ; on leur demanda le temps de se procurer une pièce authentique prouvant que la provision de paie avait été faite ; ils accordèrent deux heures et attendirent. Le gouverneur chargea M. Mignot, le caissier principal, de découvrir Jourde et d’en obtenir une attestation quelconque qui pût dégager la Banque et faire patienter les fédérés.

M. Mignot avait alors quarante-trois ans et ne les paraissait pas ; il avait les allures fort jeunes et l’attitude peu timide ; très calme, au fond, portant avec légèreté la responsabilité des milliards dont il a la garde, fin, ironique, excellant à découvrir le côté comique des choses, assez insensible au péril et sachant que, pour faire reculer les chiens hargneux, il faut les regarder en face. Où trouver Jourde ? M. Mignot ne s’en doutait guère. A tout hasard, il se rendit à la place Vendôme, qui à cette heure représentait le camp retranché du comité central. Bergeret n’y était pas ; il était suppléé par son chef d’état-major, un certain du Bisson, vieux bataillard peu scrupuleux, soldat de Cabrera en 1840, conspirateur légitimiste sous l’empire, nommé comte et général par Ferdinand II de Naples, inventeur d’un projet d’expédition par actions en Abyssinie, fort occupé à Montmartre pendant la journée du 18 mars et qui faisait bruire dans l’hôtel de la place Vendôme les décorations sans nombre dont sa poitrine était chamarrée. Là on ne savait rien de Jourde, sinon qu’il était délégué aux finances et que probablement on le rencontrerait au ci-devant ministère, rue de Rivoli. M. Mignot s’y transporta. Ses fonctions l’y avaient souvent amené ; il