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en Russie et du trouble fiévreux où la guerre d’Orient les a jetés. Les grands événemens qui se sont accomplis dans la péninsule des Balkans ont profondément ébranlé des imaginations promptes à s’émouvoir, des cœurs qui n’ont jamais su borner leurs désirs. Après avoir savouré la gloire, après s’être repu de ses fumées, on a fait un retour sur soi-même, aux grandes espérances se sont mêlées de soudaines inquiétudes, et on a tout remis en discussion, le passé, le présent, l’avenir. — « Nous autres Russes, vous savez comment nous sommes, s’écrie un des personnages d’Ivan Tourguenef ; nous espérons toujours qu’il arrivera quelque chose ou quelqu’un pour nous guérir tout d’un coup, pour assainir nos plaies, pour nous enlever toutes nos maladies comme on arrache une dent gâtée. Qui sera le magicien ? Est-ce le darwinisme ? est-ce la commune rurale ? est-ce une guerre étrangère ? Peu importe ; bienfaiteur, arrache-nous notre dent ! » — La guerre étrangère s’est terminée par un coup d’éclat ; on a cru sentir Byzance dans le creux de sa main, et Byzance a paru légère ; on était de force à soulever le monde, à tout oser, à tout entreprendre, à se mesurer avec l’Europe, à se colleter avec l’impossible. Mais on s’est aperçu que la victoire est une ivresse, qu’elle n’est pas une guérison, que la dent malade était toujours là, et qu’on en souffrait davantage, parce que la bouche était devenue plus sensible et qu’on avait les nerfs irrités. — Eh quoi ! s’est-on dit, nous venons de nous battre et de verser le meilleur de notre sang pour affranchir nos frères de l’arbitraire administratif, du régime du bon plaisir ; en avons-nous fini nous-mêmes avec le bon plaisir et l’arbitraire ? Nous avons dépensé des milliards, sacrifié près de 200,000 hommes pour soustraire les Bulgares à l’oppression de leurs pachas ; n’avons-nous pas, nous aussi, nos pachas et nos raïas ? Nous avons envoyé nos soldats en Turquie pour y porter le bonheur et la liberté ; qu’est-ce que le bonheur lithuanien ? qu’est-ce que la liberté moscovite ? Avant de délivrer les autres, tâchons de nous délivrer nous-mêmes, et tout au moins commençons par savoir qui nous sommes ; car jusqu’aujourd’hui nous ne le savons guère. Qui nous dira ce qu’est la Russie ? À qui appartient-elle, au juge ou à la police ? Qui est son maître, la loi ou la verge ? — Ainsi ont raisonné les Russes, « ces fils fugitifs de l’heure qui passe ; » tout le monde s’était mis à réfléchir, même « les têtes doublées de vent. » Une occasion s’est offerte de condamner la verge, de flétrir la police ; on ne l’a pas laissé échapper, et Bogolubof a été vengé ; mais est-il sûr que la police et la verge n’aient pas déjà pris leur revanche ?

Rien ne révèle mieux la situation bizarre où la Russie se trouve que les incidens qui ont suivi l’acquittement de Vera Zassoulitch. Elle est sortie du tribunal triomphante, saluée par des cris de joie, applaudie par une foule enthousiaste et frénétique, et quelques instans après elle