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dans un sous-sol. Alors des mains et des verges invisibles exécutaient rapidement l’ouvrage qu’on leur avait commandé. Puis la trappe se relevait, le suspect était reconduit jusqu’à sa voiture avec la plus grande courtoisie, et il retournait chez lui, emportant des traces durables de sa visite au général. Toutefois il avait la consolation de savoir que ses bourreaux n’avaient pas vu son visage, qu’il pourrait le lendemain rencontrer sa honte dans la rue sans que sa honte le reconnût. Nous sommes persuadé qu’il n’y a plus de machine anglaise « dans certain endroit, » et qu’hommes ou femmes, les privilégiés qui ont eu le dangereux honneur de rendre visite au général Potapof n’ont jamais senti une trappe se dérober sous leurs pieds. Il n’est pas moins certain que la 3e section est toujours très puissante, très soupçonneuse, et que tout le monde doit compter avec ses soupçons, avec ses agens, avec ses espions, tout le monde y compris les innocens, heureux quand elle se contente de les tracasser. Le poète l’a dit :

Tout languit, tout est mort sans la tracasserie,
C’est le ressort du monde et l’âme de la vie.

Un des professeurs du gymnase de Vladimir reçut d’un étudiant de Moscou une lettre qui fut saisie par un officier bleu de ciel. Elle renfermait cette phrase compromettante : « Le règne du concombre a commencé parmi nous. » L’imagination de l’officier bleu s’exalta ; cette phrase et ces concombres lui parurent menaçans pour la sûreté de l’état, et il dépêcha au professeur un gendarme chargé de le mettre en arrestation et de le conduire à Saint-Pétersbourg. Chemin faisant, le malheureux était tourmenté des plus sombres appréhensions, des plus cruelles angoisses ; il se voyait déjà expédié en Sibérie et disparaissant au fond d’une mine. A son arrivée, un logement confortable lui fut assigné dans la 3e section ; il y passa quinze jours dans l’ignorance de son crime et de sa destinée. Enfin on l’interroge, on lui présente la lettre, on le somme d’expliquer le sens de cette phrase sinistre et scélérate qui avait effarouché l’officier bleu. Il répondit naïvement que c’est la coutume des étudians de Moscou de manger des concombres frais en se préparant à leurs examens. Sur quoi on le renvoya à Vladimir, avec pleine liberté d’y reprendre ses fonctions. Il venait de faire aux frais de l’état un bien long voyage, il avait parcouru mille verstes, c’est-à-dire un peu plus de mille kilomètres ; mais aussi pourquoi les étudians de Moscou aiment-ils les concombres ? Cette histoire, qui a été narrée par un de ses collègues et de ses meilleurs amis, s’est passée en 1871[1].

Le verdict du 12 avril est un symptôme frappant de l’état des esprits

  1. Russland seit Aufhebung der Leibengenschaft, von Dr F. J. Celestin. Laibach, 1878.