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d’approcher le maître à toute heure et de lui parler de tout, de omnibus rebus et multis aliis. Il est le seul grand fonctionnaire qu’il soit impossible de remettre à sa place, car sa compétence n’a point de bornes, et sa place est partout.

Il fut un temps où il était notoire que le chef de la 3e section de la chancellerie privée de l’empereur concentrait dans son cabinet le gouvernement de la Russie. Il s’ingérait dans toutes les affaires, il donnait aux ministres des conseils qui ressemblaient à des ordres, il décidait sans leur aveu du sort de leurs employés. Son autorité s’étendait même au-delà des frontières ; à travers l’espace, de Saint-Pétersbourg jusqu’à Paris ou à Londres, il faisait sentir aux Russes vivant en pays étranger la longueur de son bras et la pesanteur de sa main. C’était le temps où, comme on l’a dit, « l’empereur Nicolas n’avait besoin que d’éternuer pour qu’en Espagne les poules allassent se coucher une demi-heure plus tôt que d’habitude. » L’empereur Alexandre II a eu toutes les généreuses intentions ; il a voulu que les Russes fussent gouvernés par des lois et jugés par des juges ; mais de fatales circonstances ont traversé l’accomplissement de ses desseins, et on n’a rien fait qu’à moitié. En dépit du sage précepte enseigné par l’Évangile, on a versé le vin nouveau dans de vieux vaisseaux, on a cousu une pièce neuve au vieil habit, et on a créé une situation ambiguë, indécise, trouble, équivoque, dont le secret échappe aux plus pénétrans. Dans cette confusion de toutes choses, la Russie ne sait plus où elle en est ; comme certain héros de roman, elle peut dire : « J’ai en moi deux âmes, dont l’une empêche l’autre de vivre. » Il y a aujourd’hui des lois en Russie, mais les gouverneurs de province les modifient de leur autorité privée par des édits émanant de leur bon plaisir. Il y a en Russie des juges et même des jurés ; mais la police continue de faire ce qu’il lui plaît, et les verges n’ont pas abdiqué. On les avait reléguées sous un hangar, elles n’y sont pas restées, et Bogolubof a pris la vie en horreur. — « Le prisonnier, s’est écrié l’éloquent défenseur de Vera Zassoulitch, a crié non sous la douleur, mais sous l’insulte. Enfin tout se calme ; la sainte action était accomplie ! »

Assurément il faut faire la part des exagérations orientales, des fausses rumeurs et des légendes. — « On prétendait naguère, a dit encore le défenseur de Vera, que dans certain endroit la verge était mise en mouvement par un mécanisme d’invention anglaise, dont l’usage était réservé à des occasions spéciales. » Qu’était-ce que cette fameuse machine soi-disant anglaise, dont il a été si souvent question à Saint-Pétersbourg ? Le bruit courait que tel suspect cité devant le chef de la 3e section, après quelques momens d’entretien avec cet aimable, mais effrayant personnage, sentait tout à coup une trappe s’abaisser sous ses pieds et se trouvait comme suspendu à mi-corps