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grâce. Il est vrai que ces juges, incorruptibles malgré l’apparence, lui font quelquefois perdre son procès. Il s’en étonne naïvement, comme d’un procédé peu délicat.

C’est par les plus sombres événemens, tantôt par des scènes de sang, tantôt par des alarmes perpétuelles et les plus terribles angoisses, que se termine ce journal, où revivent neuf années heureuses pour le pays, heureuses pour le châtelain du Mesnil-au-Val. L’histoire, — la vraie histoire, — se fait jour à la fin à travers cette chronique d’un maître de maison et d’un propriétaire cultivateur. Elle y jette de sinistres éclairs ; elle y mêle aussi quelques clartés étranges sur l’état des esprits dans ces temps troublés, où s’échappent tant de pensées silencieuses et contenues qui révèlent tout à coup des hardiesses inattendues au fond des âmes. Quel dialogue que celui qui, au milieu des excès des guerres religieuses, s’engage entre Gouberville et deux personnes de condition ordinaire, le contrôleur de Bayeux et un tabellion nommé Jehan France ! Ils reviennent ensemble à travers champs, et causent de ce qui occupait tous les esprits. « Nous devisasmes ensemble jusqu’à ce que nous vinssions à la rue d’Argouges. Et comme nous parlions de la relligion et des opinions qui sont aujourdhuy entre les hommes en grande contraverse et contradiction, ledit France dist par ses propres motz : — Qui m’en croyra, on fera un Dieu tout nouveau, qui ne sera ni papiste, ni huguenot, afin qu’on ne dye plus : Un tel est luthérien, un tel est papiste, un tel est hérétique, un tel est huguenot. » — La réponse de Gouberville est grave, réservée. « Adonc je dys : Unus est Deus ab œterno, et œternus. Nous ne pourrions faire de Dieu, puisque nous ne sommes que des hommes. » Quant au sieur Noël, le contrôleur de Bayeux, ces hardiesses de maître France le scandalisent. — « Il me semble que ledict Noël fut fort offensé de la parole dudict France. » — Quand trois hommes inconnus avaient de tels entretiens dans un coin du Cotentin, étonnez-vous de ce que de hardis penseurs écrivaient à la même époque, et de tout ce qui s’est pensé et dit depuis lors !

Le château et son propriétaire n’étaient plus en sûreté. On ravageait, on tuait, on incarcérait partout à l’alentour. La réforme avait fait de grands progrès en Normandie dans la noblesse et la partie la plus élevée du tiers-état ; un très grand nombre de seigneurs l’avaient adoptée, et il paraît pour le moins certain que Gouberville y inclinait ; il assiste aux prêches ; ses notes, où il parlait de curés et d’églises, ne parlent guère plus que de ministres et de temples ; il fait de vrais voyages pour s’y rendre. Mais pour rien au monde il ne voulait prendre un parti qui l’entraînât à des actes de rébellion contre le roi. Symonnet, plus décidé, mais fidèle