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lors beaucoup de faux nobles, et que l’usurpation des titres faisait fureur un peu partout. Lorsqu’en 1555 le procureur général de la cour des aides à la cour de Rouen et le président de Mandreville furent chargés de vérifier les titres des familles nobles du Cotentin, Gilles de Gouberville s’en tira à son honneur. Il se fit fort de prouver par pièces bien en règle qu’il avait trois cents ans de noblesse ; le président de Mandreville ne jugea pas nécessaire de pousser la vérification au-delà d’un siècle. Il était de ceux pour qui la notoriété publique dispense de porter l’examen bien loin. Son nom patronymique était Picot, échangé dès longtemps contre un nom de seigneurie. Il appartenait à une ancienne famille originaire de Russy, près de Bayeux, qui vint plus tard s’établir à Gouberville, non loin de Cherbourg et de Valognes. Il y avait plus d’un siècle et demi que ses aïeux étaient seigneurs de Russy, Colleville, Gouberville, Sainte-Honorine et Granval. Il y avait là de fortes traditions de gentilhomme campagnard.

Sa fortune était, comme sa naissance, sans éclat extraordinaire, plus voisine de la richesse que de l’opulence seigneuriale. Il employait dans son manoir quatorze serviteurs et servantes. La même moyenne se retrouve également dans ses qualités morales : le bon sire n’est pas un saint, et il n’est pas absolument démontré qu’il soit même tout à fait un sage ; il est du moins un honnête homme. Il me semble que Montaigne l’eût estimé. Le sire de Gouberville est un bon vivant, fort chasseur, humain, serviable, bon chrétien à sa manière, pas très endurant, nous en aurons des preuves. Il est lettré plus qu’on ne pourrait le croire. Il ne serait pas un type complet du gentilhomme campagnard de Normandie, s’il n’eût entretenu un assez bon nombre de procès. A cet égard aussi, il est en règle ; il a bien toujours en train trois ou quatre procès avec ses voisins. Et pour tant quel voisin obligeant ! Il en a même contre tel ou tel de ses proches, ce qui n’exclut pas chez lui les sentimens de famille, car il se montre excellent parent en mainte circonstance ; mais l’intérêt a ses exigences, et chaque pays a ses modes.

Sa famille elle-même, telle qu’il nous est permis de l’entrevoir dans le journal de Gouberville, n’offre pas un moins curieux sujet d’observation. Il ne nous parle pas de sa mère, morte au moment où il écrit ses notes quotidiennes ; son père aussi avait cessé d’exister. Il nomme du moins ses sœurs et ses frères, qui occupent des offices de magistrature et de cléricature, comme il remplit lui-même l’office de lieutenant des eaux et forêts. Il est surtout question de ses cousins, qui. demeurent dans son voisinage et avec lesquels on le voit frayer sans cesse : tels les Briqueville par exemple et les Tocqueville. Qu’on n’aille pas conclure de ces noms que les familles qui les portent aujourd’hui, et qui habitent le même