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Grande-Bretagne, il eût probablement changé le cours des choses et prévenu des complications redoutables. Lord Derby prétend qu’il serait heureux de voir l’Angleterre obtenir ce qu’elle désire par les moyens pacifiques et diplomatiques : la déclaration est naïve, lord Beaconsfield ne pense pas sans doute autrement ; mais, si l’Angleterre n’obtenait pas. par hasard ce qu’elle désire, ce qu’elle considère comme une condition de sa sécurité, par les moyens diplomatiques et pacifiques, faudrait-il s’en tenir là ? C’est après tout la vraie question, et l’attitude que le gouvernement anglais s’est décidé à prendre, une attitude exempte de jactance comme de défaillance, est ce qui peut le mieux faire sentir à la Russie la nécessité des transactions en lui montrant le danger d’une politique trop absolue.

Au point où en sont les choses, il ne s’agit évidemment ni d’intimidation, ni d’humiliations à s’infliger mutuellement entre de grandes puissances portées à se respecter ne fût-ce que par le sentiment du mal qu’elles pourraient se faire l’une à l’autre. Il s’agit d’événemens, de transformations qui intéressent l’univers, qui touchent toutes les nations et dont une volonté unique ne peut prétendre décider en ne laissant à un congrès qu’une sorte de droit d’enregistrement. La Russie, nous ne le méconnaissons pas, s’est créé quelques difficultés en allant trop loin d’un seul bond. Dans les conditions de victoire et d’ascendant où elle est placée après tout la sagesse est aisée et même habile. La Russie en réalité a aujourd’hui à choisir entre trois systèmes de conduite. En allant jusqu’au bout, en maintenant toutes ses prétentions, elle va au-devant d’une guerre nouvelle, bien plus grave, où elle est exposée à d’immenses sacrifices, où elle entrera déjà éprouvée après avoir perdu plus de 200,000 hommes depuis un an. Les chances de campagnes vers les Indes sont pour le moment un assez beau mirage sur la foi duquel elle ne se lancera pas sans doute à la légère. Ce qu’il y a de plus clair pour elle dans un conflit, c’est la perspective de beaucoup de ruines, peut-être aussi de déceptions sérieuses même au sujet de ce qu’elle vient d’accomplir. Si elle fait quelques demi-concessions de façon à éviter une collision immédiate sans rendre un congrès possible, elle n’est pas beaucoup plus avancée. Rien de ce qu’elle a fait n’est reconnu, tout reste en suspens, à la merci d’un hasard. C’est un état précaire d’où les hostilités peuvent sortir à chaque instant. En abordant franchement la difficulté dans un libéral esprit de conciliation, en acceptant sans marchander l’autorité d’un congrès, la Russie dégage aussitôt sa responsabilité : elle est bien assurée de garder dans les délibérations diplomatiques qui s’ouvriraient la plus haute influence et de rester en possession de quelques-uns des fruits les plus précieux de ses victoires, tout en laissant à l’Europe une paix bienfaisante. Tout dépend aujourd’hui d’un mot qui peut venir de Saint-Pétersbourg.