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faire l’organe de l’émotion universelle, d’une certaine résistance, cela n’a rien que de simple. L’Angleterre, à moins de consentir à s’effacer définitivement, ne pouvait assister impassible aux révolutions qui s’accomplissent en Orient. Elle ne pouvait voir d’un regard indifférent tous ces changemens qui peuvent être des menaces, — le maître des Dardanelles et du Bosphore subordonné à une prépotence étrangère, un état nouveau arrivant sur la mer Egée, les bouches du Danube repassant sous l’autorité de la Russie, la Mer-Noire près de devenir une autre mer Caspienne, Batoum devenant un port russe en Asie. Plus que toute autre puissance, l’Angleterre est atteinte tout à la fois dans ses intérêts anglais et dans ses intérêts européens. Nous nous souvenons que, dans les derniers temps de sa vie, M. Thiers parlait quelquefois du rôle possible de l’Angleterre dans les événemens d’Orient, dont il sentait la gravité, qu’il ne cessait de suivre avec la clairvoyance d’un grand esprit. M. Thiers n’éprouvait certes aucune malveillance à l’égard de la Russie ; il était resté touché de l’accueil qu’il avait reçu à Saint-Pétersbourg pendant le funeste hiver de 1870, et il avait gardé des liens d’amitié avec le prince Gortchakof. Il n’hésitait pas néanmoins à blâmer, même quelquefois vivement, les témérités de la politique russe ; il blâmait surtout une guerre peu nécessaire, pleine de périls et de tentations, et il ne doutait pas qu’un jour ou l’autre, si les événemens se compliquaient tout à fait, l’Angleterre ne fût conduite à prendre un parti décisif. Il ne la croyait pas aussi endormie ou aussi oublieuse de ses traditions qu’on le disait. Il prétendait que l’Angleterre était lente à se mettre en mouvement, mais que, le jour où elle se sentirait réellement atteinte, on verrait ce que peut une grande et vivace puissance essentiellement pacifique qui se réveillé en face d’un vrai danger. M. Thiers avait vu clair.

Le cabinet de Londres, à la vérité, a mis du temps à se décider, et on peut voir aujourd’hui jusqu’à un certain point, par les récens discours de lord Derby, le secret des tergiversations, des contradictions du gouvernement anglais. Évidemment il y avait dans le ministère des tendances différentes, des influences qui se neutralisaient. La démission définitive de lord Derby avait été précédée de plusieurs autres démissions. Chaque résolution était contestée, souvent ajournée. Le conflit intime s’était surtout dessiné au commencement des négociations directes de la Russie avec la Turquie, au moment où l’Angleterre délibérait sur de l’entrée sa flotte dans la mer de Marmara. On ne pouvait plus être d’accord. Cette lutte est dénouée aujourd’hui par la retraite de l’ancien chef du foreign-office, qui laisse au cabinet une liberté plus complète de direction, et les deux politiques se sont retrouvées presque aussitôt en présence, en plein parlement, par le discours éclatant de lord Beaconsfield et par un discours assez maussade de lord Derby. Il