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pressurés à l’aise par un prince oriental dont les agens sont familiers avec l’emploi du bâton. L’Angleterre et l’Autriche ont refusé de sanctionner, pour un prix trop médiocre, les immenses avantages que la Russie cherchait à s’assurer. Il a fallu que le tsar se décidât à demander cette sanction à un congrès ; mais était-il possible de concilier tant d’intérêts divergens ?


II

Il est digne de remarque qu’à l’exception du Monténégro, qui reçoit plus qu’il n’aurait eu droit de réclamer en prenant pour base l’uti possidetis, et plus qu’il n’a jamais songé à demander, aucun pays ne se montre satisfait des résultats de la guerre ; le peuple russe n’est peut-être pas le moins mécontent de tous. Au début des hostilités, la plus folle confiance régnait à Saint-Pétersbourg : la campagne ne devait être pour l’armée russe qu’une promenade militaire, et l’on s’apprêtait d’avance à célébrer des victoires dont on ne doutait pas. Quand les échecs se succédèrent, quand l’armée d’Arménie fut refoulée jusqu’au pied du Caucase, quand l’armée du Danube fut arrêtée dans les plaines de la Bulgarie, que les deuils se multiplièrent jusque dans les familles de la plus haute noblesse, et qu’on vit arriver presque journellement d’immenses convois de malades et de blessés, l’ivresse des premiers jours fit place au découragement et à l’abattement le plus profond. Lorsqu’enfin la fortune se prononça pour les Russes, et qu’une série de succès étourdissans les amenèrent en quelques semaines des bords du Danube jusque sous les murs de Constantinople, les exigences de l’opinion grandirent en proportion des terreurs que l’on avait éprouvées. Il ne pouvait plus être question de satisfactions d’amour-propre ; des résultats positifs et permanens étaient indispensables. Il était impossible d’admettre que la Russie pût avoir à passer de nouveau par de pareilles épreuves : la nation avait droit à recevoir le prix légitime, le prix tout entier des efforts qui avaient été faits, des trésors qui avaient été dépensés, des flots de sang qui avaient été répandus. Pourquoi s’arrêter à mi-chemin ? Pourquoi marchander à tant de familles en deuil la consolation d’un triomphe définitif de la patrie sur l’ennemi héréditaire ? N’était-ce point une dérision de se contenter d’un lambeau de l’Arménie et de quelques villages sur les bords du Danube ? Pourquoi ne pas prendre et ne pas garder Constantinople ? Pourquoi surtout refuser à de braves soldats qui l’avaient bien gagné la satisfaction d’entrer dans une ville qui était à leur merci ? Tel était le langage de tout ce qui tenait de près ou de loin à l’armée, des comités panslavistes et des journaux de Moscou. Aux yeux d’une partie considérable de la nation