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en se rendant auprès de lui, dans les montagnes de la Savoie. Aussitôt, oubliant son âge et ses infirmités, Thomas part avec un médecin, avec une berline où un lit était disposé. Grâce aux soins de Thomas et de sa sœur, Ducis fut promptement hors de danger. Quel ne fut pas le bonheur de deux amis si tendres réunis, pendant tout un été, dans cette ravissante campagne d’Oullins et dans le sein de l’académie ! L’académie eut la bonne fortune de les posséder quelque temps tous les deux à la fois, de les entendre l’un et l’autre et d’assister aux doux épanchemens d’une amitié que la mort de Thomas devait bientôt rompre si cruellement.

Écoutons Ducis racontant lui-même à l’Académie française le dévoûment de son ami et ces séances de l’académie de Lyon où ils assistaient ensemble : « Qu’on se le représente, dit Ducis dans le récit qui précède son épître sur l’amitié, aux séances particulières de l’académie lisant tantôt son chant de l’Angleterre, tantôt celui des fêtes de Louis XIV, moi terminant la séance par une épître à l’amitié où je lui rappelais en le regardant et le péril que j’avais couru et les secours qu’il m’avait prodigués… La fin de cette épître toucha vivement l’assemblée, mais le transport s’accrut et les larmes coulèrent de tous les yeux, lorsqu’en nous levant, après la séance, on vit les deux amis s’avancer l’un vers l’autre, se tendre les mains et s’embrasser. Hélas ! qui m’eût dit que, dix-huit jours après, l’ami que je pressais dans mes bras ne serait plus ! »

La réception de l’abbé Raynal, comme celle de Voltaire et de Servan, eut lieu dans la grande salle de l’hôtel de ville. Rien n’égalait alors la popularité, qui ne devait guère durer, de l’auteur de l’Histoire philosophique des deux Indes, condamnée par le parlement de Paris. Aussi ni la foule, ni les applaudissemens ne lui manquèrent. Touché de cet accueil, Raynal témoigna sa reconnaissance en fondant à l’académie un prix annuel de 1,200 francs, comme il en fondait en même temps d’autres à Paris et à Marseille. Il envoya peu de temps après son buste, qui est encore aujourd’hui dans la salle des séances de l’Académie.

« Quelles vérités et quels sentimens importe-t-il le plus d’inculquer aux hommes pour leur bonheur ? » Tel fut, en 1791, le sujet du prix Raynal, approuvé et sans doute suggéré par lui. C’est là un grand sujet, c’est même le plus grand et le plus vaste de tous, mais il prête singulièrement par là même à toutes les déclamations comme à toutes les divagations. Il n’y eut pas moins de seize concurrens, parmi lesquels un lieutenant d’artillerie de vingt ans. Quel était ce jeune officier employant les loisirs d’une garnison à méditer sur le bonheur et les destinées de l’humanité ? C’était Bonaparte, non moins ignorant alors de ses hautes destinées que l’académie elle-même qui allait le juger.