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I.

On a de la peine à se transporter en esprit à l’origine de la spéculation philosophique. Quelque effort que l’on fasse, on ne se dépouille pas aisément de toutes ses habitudes d’esprit, de toute son éducation philosophique, du milieu d’idées dans lequel on a été nourri et où l’on continue à vivre. Même cet effort de dépouillement et d’abstraction par lequel on se détache de tout préjugé et de toute opinion préconçue, comme le faisait Descartes, est encore une œuvre philosophique, réfléchie, très peu naïve : ce n’est pas par ce moyen qu’on pourrait retrouver en soi-même un état d’esprit semblable à celui des premiers philosophes ; car ceux-ci s’abandonnaient naïvement à leurs premières impressions, bien loin de se défier de leur esprit, et il nous est aussi malaisé de nous replacer par la réflexion dans leur disposition psychologique que de nous refaire enfans par l’imagination quand nous ne le sommes plus par l’esprit et par l’âge. Ce qu’il y a en effet de saisissant dans les philosophes de ces premiers âges, c’est un mélange singulier de grandeur et de naïveté, des vues qui percent jusqu’aux dernières profondeurs des choses, mêlées aux hypothèses les plus enfantines et les plus grossières, une grande force d’invention avec une grande faiblesse d’analyse et de raisonnement. M. Zeller a reproduit l’esprit et le progrès de ces premiers systèmes avec une parfaite fidélité et le sentiment le plus juste de la vérité historique ; c’est à lui qu’il faut avoir recours pour saisir dans sa vraie physionomie le mouvement prodigieux de pensée qui remplit les deux premiers siècles de la philosophie grecque, du VIIe au Ve, de Thalès à Socrate. Pour nous, nous ne pouvons ici que reproduire les lignes générales du tableau, qui par son abstraction même doit avoir quelque chose d’infidèle.

Rappelons d’abord le lieu de la scène et résumons en quelques traits ce que l’on peut appeler l’histoire géographique de la philosophie grecque.

Au milieu du VIIe siècle avant Jésus-Christ, la civilisation grecque rayonnait de part et d’autre, à l’orient et à l’occident, dans la mer Méditerranée. D’un côté elle occupait non-seulement la Grèce proprement dite, mais les îles de la mer Egée et toutes les côtes de l’Asie-Mineure. Des villes brillantes et florissantes semées sur ces côtes ou dans ces îles, soit qu’elles fussent le siège d’une civilisation grecque originale, soit qu’elles ne fussent que des colonies grecques, composaient ce qu’on appelait l’Ionie. Cette bande de terrain touchait à la Phrygie, à la Lydie, à la Mysie, pays demi-grecs, demi-asiatiques, et par ces provinces communiquaient avec la Perse et la