Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 26.djvu/733

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et inexorable de la révolution, de ses origines, de ses actes ; c’est l’esprit d’analyse et de dissection appliqué à toute une époque, et c’est ce qui fait la nouveauté, l’originalité de cette étude, souvent trop touffue, trop encombrée de témoignages, mais singulièrement puissante et destinée à déranger un certain nombre d’idées préconçues.

Qu’en résulte-t-il en effet ? C’est qu’il y a bien des jugemens acceptés par tradition ou pour l’honneur de la cause qui sont démentis par la réalité plus sévèrement scrutée ; c’est que la plupart des œuvres de la convention étaient déjà en germe dans l’assemblée constituante ; c’est que la terreur n’a pas commencé seulement à la fin de 1792, elle existait dès les premiers jours, si bien que, pour une partie de la noblesse, l’émigration pourrait bien n’avoir été que la conséquence forcée d’une persécution furieuse, accompagnée de massacres, organisée partout, dans les campagnes comme dans les villes ; c’est que la constitution de 1791, en détruisant la société ancienne, n’avait pas créé la société nouvelle et n’avait réussi qu’à décréter « l’anarchie légale » à la place de « l’anarchie spontanée » répandue partout depuis deux ans. M. Taine trace ce sombre tableau d’un trait vigoureux dans ses chapitres sur l’Assemblée constituante et son œuvre, — la constitution appliquée. Il multiplie les faits et les preuves avec une abondance redoutable. Sans se laisser détourner, il poursuit cette instruction saisissante dans tous les coins de la France ; mais il semble oublier qu’au-dessus des détails sinistres, à travers le cours troublé, trop souvent sanglant des événemens, il y a autre chose. Il y a le souffle généreux qui a fait qu’un tel mouvement n’a pas pu se perdre, même dans les crimes et dans l’anarchie ; il y a l’inspiration morale et idéale, qui est la compensation de l’inexpérience et des dangereuses chimères ; il y a la pensée de justice, d’humanité, de progrès, qui décide de la révolution, qui finit par se retrouver dans une société nouvelle, et c’est ce qu’on veut dire lorsqu’on maintient justement la distinction décisive entre 1789 et 1793.

Ce n’est pas moins là un livre terriblement sérieux, presque inquiétant parfois, et qui donne à réfléchir : c’est son mérite et son succès. Que l’auteur des Origines de la France contemporaine se laisse emporter par instans et comme enivrer par la multiplicité des faits et des témoignages du temps, qu’il ne tienne pas assez de compte de la partie morale de la révolution française, c’est possible. Tous les faits que M. Taine se plaît à entasser dans ses récits un peu compactes, restent cependant une réalité, la triste réalité dont la société nouvelle a eu à triompher pour devenir ce qu’elle est. On peut les interpréter, on ne peut guère les nier, et ils sont de nature à inspirer un sentiment aussi grave que profond. Non sans doute, on ne renonce pas à certaines idées qui ont pu être dénaturées ou profanées par des révolutionnaires, on ne reste pas moins attaché d’âme et d’esprit à la nouvelle société française.