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indépendante. C’eût été toujours un succès pour l’influence russe, non l’éclipse de l’Europe. La Russie ne s’est pas contentée de ce programme, où elle aurait pu trouver encore de glorieuses satisfactions, elle a voulu de sa propre autorité aller jusqu’au bout, et ce qui arrive aujourd’hui était inévitable : c’est la conséquence fatale d’une politique à outrance qui joue le tout pour le tout, qui, de vive force ou par subterfuge, voudrait introduire dans l’organisme européen des combinaisons aussi imprévues que menaçantes. C’est la question qui se cache dans le traité de San-Stefano, œuvre de prépotence, dans ces négociations vainement engagées pour la réunion d’un congrès devenu impossible. C’est ce qui fait la gravité de la situation où nous sommes arrivés. La Russie se croit assez forte pour obtenir de l’Europe la sanction de ce qu’elle a fait, de ce qu’elle a conquis, des distributions de territoires qu’elle a décidées, des créations qu’elle décrète. L’Europe, qui n’a été consultée en rien, s’arrête étonnée, elle tourne autour de cette paix orientale qui ne lui dit rien de rassurant, qui lui apparaît comme une nouveauté dangereuse, comme une énigme pleine de menaces.

Œuvre singulière assurément que cette paix signée dans un petit village des côtes de Constantinople, conçue avec un art savant, de façon à détruire l’empire ottoman en lui laissant un nom, une ombre d’existence, et à créer des indépendances en les laissant sous un maître ou, si l’on veut, sous un protecteur nécessaire ! Œuvre plus redoutable encore peut-être par ce qu’elle laisse d’inachevé et d’indécis que par ce qu’elle décide dès ce moment ! Que dit-il en effet ce traité de San-Stefano, qui pour l’Europe garde encore officiellement le nom de « préliminaires, » mais qui vis-à-vis de la Turquie reste définitif, et est déjà ratifié à Saint-Pétersbourg comme à Constantinople ? Qu’on laisse de côté ce qui n’est pour le moment que la partie accessoire, les cessions de villes et de provinces en Asie, les indemnités d’argent qui ne sont qu’un titre de coercition éventuelle réservé par un créancier tout-puissant vis-à-vis d’un débiteur insolvable. Le point important, le point essentiellement politique, c’est la distribution des territoires en Europe. Ici tout est évidemment combiné d’après des calculs profonds, suivant les préférences ou les vues traditionnelles de la Russie.

La configuration de cet Orient nouveau peut sembler bizarre, elle n’est pas moins tracée dans ses lignes essentielles par des mains expérimentées. Le général Ignatief, qui est un des principaux auteurs du traité, n’a point agi sans intention ; la Serbie, quoiqu’elle ait été chargée du prologue de la dernière guerre, n’est point la préférée. Elle est déclarée indépendante avec un assez modeste agrandissement qui lui donne la place de Nisch, la vallée de la Drina, le « petit Zvornik. » La Roumanie, bien qu’elle ait été pour les Russes une alliée autrement efficace que la Serbie, est encore moins favorablement partagée. Elle reçoit, pour tout prix de son concours, le droit de souveraineté