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derniers temps un langage énigmatique, ambigu comme sa situation, et le général Ignatief, qui vient d’être envoyé auprès de l’empereur François-Joseph, a sans doute pour mission de calmer les craintes de l’Autriche, de la gagner à la paix de San-Stefano, en la désintéressant à demi, ou tout au moins de la détacher de l’Angleterre. M. de Bismarck combine la stratégie par laquelle il jouera son rôle. Les puissances les plus intéressées ou les plus engagées dans cette crise sont visiblement à la veille de résolutions graves, sans savoir peut-être ce qu’elles veulent réellement, ce qu’elles peuvent, ni où elles vont. Que va-t-il sortir de cette confusion aussi dangereuse qu’étrange, où tant d’intérêts conspirent pour l’apaisement, et où tant de fatalités poussent vers les conflits ? Ce qui est clair, c’est que la Russie, après avoir pris les armes sans consulter l’Europe, manœuvre maintenant pour imposer la paix qu’elle a conquise, pour la défendre s’il le faut, ou du moins pour diviser ceux qu’elle pourrait trouver pour adversaires dans une lutte nécessairement agrandie. Le premier acte de la nouvelle guerre d’Orient est fini, il a été clos à San-Stefano ; nous touchons au second acte du drame, à des péripéties inconnues. Quel sera le dénoûment ? Voilà le point noir ! voilà maintenant l’état réel des choses.

Que la Russie joue, avec une habileté et une hardiesse que les événemens jusqu’ici n’ont pas trompées, un jeu des plus redoutables, cela n’est point douteux. Elle a cru pouvoir profiter d’une circonstance qui lui a semblé unique, de la suspension de tout droit public, des divisions de l’Europe, de la difficulté des alliances pour l’Occident, des connivences qui l’ont servie et sur lesquelles elle compte encore. Elle n’a pas vu que ces facilités mêmes et ces complicités pouvaient être autant de pièges. A vrai dire, la Russie avait à choisir entre deux politiques. Puisqu’elle voulait absolument saisir l’occasion qu’elle croyait favorable et faire une guerre que rien de sérieux ne provoquait, à laquelle personne ne l’encourageait, puisqu’elle tenait à se passer cette fantaisie, elle aurait pu mesurer son action, et s’imposer jusque dans la victoire une certaine modération. Elle pouvait se borner à des résultats tels qu’ils eussent attesté l’ascendant de ses armes, la puissance de ses interventions, sans tout bouleverser. C’eût été en définitive une politique qui n’aurait pas été sans grandeur, si, après des succès et des sacrifices que nous ne contestons pas, la Russie avait convié l’Europe à créer pour l’Orient un ordre nouveau qui eût effacé, si l’on veut, l’ordre de 1856, qui eût assuré aux populations chrétiennes des conditions meilleures, en maintenant les garanties les plus essentielles pour les intérêts de l’Occident. Ce qu’on a fait plus d’une fois dans des conférences pour la Valachie et la Moldavie, pour la Serbie, pour le Monténégro lui-même, pour la Crète, on pouvait le faire dans des proportions plus étendues, plus efficaces, plus flatteuses pour l’orgueil du tsar, sans rompre néanmoins avec les traditions d’une délibération souveraine et