Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 26.djvu/719

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tribuns, au cerveau étroit, mais aux mains pures, ont été accusés d’avoir gaspillé les deniers des travailleurs. Certains amis du peuple n’ont-ils pas insinué que M. Liebknecht était un espion autrichien, que M. Bebel recevait une subvention des princes dépossédés ? L’imagination dévergondée des grands et des petits Marats ne se refuse jamais rien. C’est surtout au parti du socialisme militant que s’applique l’apologue de Menenius Agrippa, ou plutôt ce parti est un corps toujours en querelle avec sa tête parce qu’il la soupçonne d’être à la solde des puissances étrangères ; aussi en change-t-il toutes les années, ce qui n’est bon ni pour la santé ni pour la conduite des affaires.

Quand le parti socialiste, en dépit de son indiscipline naturelle, acquiert une puissance dangereuse, il faut en conclure que les circonstances lui sont propices, que la société elle-même seconde ses entreprises ou par son apathie ou par une secrète complicité, et qu’il règne dans les classes instruites et possédantes certains courans d’idées, certaines maladies d’esprit dont l’ennemi profite. Le socialiste ne peut rien, quand le bourgeois ne lui vient pas en aide. M. Bamberger a signalé dans ses intéressans articles quelques-unes de ces maladies bourgeoises qui favorisent les succès de la démocratie sociale. Il y a d’abord le pessimisme, cette épidémie qui sévit, comme on sait, parmi l’aristocratie pensante de l’Allemagne. Depuis Thalès jusqu’à Hegel, les philosophes avaient eu bien des dissentimens, mais ils s’accordaient tous à reconnaître que c’est la raison qui a créé l’univers et qui le régit. En ce qui concerne le gouvernement du monde, ils avaient toujours été ministériels ou centre-droit ; les plus chagrins d’entre eux, les plus frondeurs, faisaient partie de l’opposition dynastique, ils attaquaient les ministres, ils épiloguaient sur les budgets, ils ne disaient pas un mot qui pût discréditer la couronne. Les nouveaux philosophes allemands sont en pleine insurrection, ils déclarent que le monde est une institution absolument déraisonnable et radicalement mauvaise ; ils voient dans la nature le produit d’un instinct aveugle, et dans l’histoire le jeu de l’ignorance et du hasard. Est-ce la peine de défendre contre des boute-feux un état de choses qui laisse tant à désirer ? Ce qu’on mettra à la place vaudra peut-être mieux. Un autre malheur de l’Allemagne, malheur fort enviable, semble-t-il, c’est qu’on trouverait difficilement un pays où la demi-instruction, la demi-culture de l’intelligence soit plus répandue. Les demi-savans, die Halbgebildeten, y abondent, et les demi-savans ont quelquefois l’esprit très faux ; ils en savent assez pour prendre intérêt aux questions, ils n’en savent pas assez pour juger sainement. On rencontre dans le Wurtemberg, en Prusse, beaucoup d’instituteurs primaires dont le mérite est supérieur à leur condition et dont l’orgueil est supérieur à leur mérite. Comme le dit fort justement M. Bamberger, on a si souvent répété au maître