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promené leurs meetings dans les ministères. Que le Théâtre-Lyrique ait rendu des services, nous l’admettons volontiers, bien qu’il nous soit quelque peu difficile d’attribuer à cette seule et unique institution tous les avantages dont il paraît que nous jouissons. Ainsi pour les générations actuelles, les chefs-d’œuvre de Mozart et de Weber resteraient, sans lui, lettre morte. Peut-être est-ce trop oublier que, depuis trente ans, Don Juan figure avec honneur au répertoire de l’Opéra et que ni le Freischütz ni Euryanthe n’avaient attendu si tard pour se produire. Il est vrai qu’on nous parle aussi de cent quatre-vingt-deux ouvrages de compositeurs nouveaux représentés par ce théâtre jusqu’en 1870 et « formant un total de quatre cent cinq actes. » Mais de tout cela que subsiste-t-il à cette heure ? Voilà ce qu’il faudrait nous dire pour rester dans la question d’art, laquelle ne devient une question de chiffres que lorsqu’il s’agit d’enregistrer, les recettes, et nous savons tous qu’en fait de recettes, ce n’est pas le moment d’en parler. Le dernier directeur, celui dont le nom est encore dans toutes les bouches, ne nous occupait également que des prouesses de son activité. Chaque matin, les journaux annonçaient qu’il avait la veille reçu au moins cinq actes, et le public, intrigué par les proportions de cette liste incessamment accrue où les simples amateurs accouraient s’inscrire près des maîtres, les hauts barons de la finance et les fils des croisés près des humbles prix de Rome, le public éprouvait je ne sais quelle épouvante sacrée assez semblable à l’émotion de ce passant à qui Viennet confiait qu’il venait d’écrire un poème épique de trente mille vers et qui lui répondait : « Mais alors, cher maître, il vous faudra quinze mille hommes pour le lire. » Quinze ans à peine auraient suffi pour tenir les étonnantes promesses de ce programme, et cependant le flot des pièces reçues montait toujours ; plus se vidait la caisse, plus les cartons se remplissaient, lorsque sur ces entrefaites l’horrible débâcle est arrivée. A voir cette cohue exaspérée et tout ce pauvre monde réclamer, qui son argent, qui ses manuscrits, on se serait cru reporté aux jours historiques de la rue Quincampoix. Eh bien, je le demande, veut-on que dans un temps donné pareil désastre se renouvelle ? Remarquez que le directeur dont je parle n’est pas le seul ; avant lui bien d’autres avaient succombé à la tâche, et, puisque nous y sommes, rien ne nous empêche d’aborder aussi leur martyrologe. Vingt lignes de faits bien nets et bien précis valent mieux ici que toutes les harangues.

C’est en 1845 qu’Adolphe Adam fonda le Théâtre-Lyrique. Mécontent du public de l’Opéra-Comique, qui semblait moins goûter ses ouvrages, aigri contre le directeur, qui naturellement les jouait moins, l’auteur du Postillon de Lonjumeau et de Giralda prend le parti de s’exploiter lui-même, admirable calcul pour n’avoir jamais plus de pièces refusées, mais en général assez mauvais moyen de s’enrichir.