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égard encore plus impitoyable que ses confrères. Cette sévérité au théâtre est chose toute nouvelle, car elle n’a jamais existé dans l’ancienne littérature, où le personnage de l’aventurier de l’un ou de l’autre sexe porte d’ordinaire une figure peu tragique. Cette sévérité dénonce-t-elle donc des mœurs plus mauvaises que celles d’autrefois ? Non, à la rigueur, mais elle dénonce en tout cas u*n état social nouveau où se rencontre un péril que ne connurent jamais les anciennes sociétés. Ce péril c’est que, toutes les distances étant comblées par l’égalité démocratique, la famille, autrefois protégée par l’inégalité des conditions contre les folies de ses membres, est aujourd’hui ouverte par nos lois, que tout rôdeur peut s’y introduire si bonne garde n’est faite, et qu’une fois introduit il n’est pas d’indignité qui puisse l’en déloger. C’est le sentiment très nettement accentué de ce danger toujours présent, toujours possible dans une société où les individus, rapprochés sans distinction de rangs, ont à la fois une prise plus directe les uns sur les autres et de moindres moyens de défense, qui se laisse expressément remarquer chez M. Augier, et lui dicte sa sévérité contre les aventuriers et les corrupteurs de tout sexe et de toute catégorie. Là où d’autres se sont surtout indignés au nom de l’amour trahi ou méconnu, de l’idéal souillé, il a vu la famille menacée ou détruite, et, par ses cris répétés contre les entreprises de l’intrigue ou de la perversité, il a mieux servi la cause du foyer domestique qu’il ne l’avait fait autrefois par le plaidoyer sentimental de Gabrielle.

Malgré sa sévérité vengeresse, M. Augier n’a pas renouvelé contre la Séraphine Pommeau des Lionnes pauvres le coup de pistolet du Mariage d’Olympe. Il l’a trouvée assez châtiée en ouvrant pour elle, sous les yeux du spectateur, la perspective d’un avenir de tables d’hôte et de brelans clandestins, et ce châtiment, qui est bien de l’ordre de ceux qu’il préfère, nous est une occasion toute naturelle de dire comment il comprend la justice dramatique. Une justice élégante que la sienne, comme celle d’un dandy ferme dans son droit et scrupuleux par propreté sur le choix des moyens, qui sait que le sang des coquins salit à l’égal de la boue, et s’arme plus volontiers de la cravache que du couteau. Il a compris judicieusement que presque toujours les châtimens violens amnistiaient en partie les coupables dans l’esprit des spectateurs, et il punit ses coquins et ses fourbes par le mépris, comme les Scythes employèrent le fouet pour faire rentrer dans l’obéissance leurs esclaves révoltés. Il est l’inventeur d’un genre de dénoûmens impitoyables sans cruauté, par lesquels la morale est vengée avec une ironie tranquillement hautaine, tout à fait conforme à la définition célèbre de M. de Talleyrand : « La vengeance est un mets qui doit se manger froid. » Connaissez-vous un dénoûment plus tragique que celui de