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compris que les chimères sentimentales chez les femmes de la condition de Gabrielle n’appellent logiquement que le ridicule, et que par conséquent il se trompait sur la forme que devait revêtir sa pensée. Connaissez-vous rien de plus absurde que cette bourgeoise mariée à un honnête homme de loi, lequel travaille du matin au soir, s’étonnant que son mari ne passe pas sa vie en sérénades et ne comprenant pas que le meilleur moyen qu’il ait de lui prouver son amour est de la faire vivre décemment ? L’aberration est ici tellement visible qu’elle ne peut provoquer que le rire où l’indignation ; par conséquent la peinture ne peut en être faite que par la comédie franche ou le drame franc, et toute forme intermédiaire n’est susceptible que d’en éteindre le caractère plaisant ou d’en énerver l’odieux. Pauvrement conçue, la pièce a été composée sans souci aucun de la variété. L’unité toute classique qui y règne est tout à fait contre nature. On a peine à comprendre comment une passion qui au début de la pièce, au moins chez Gabrielle, n’est encore qu’à l’état naissant, peut en quelques heures grandir assez démesurément pour arriver jusqu’à la résolution de la fuite, et cela pendant une visité d’amis à la campagne, c’est-à-dire précisément à une heure où elle a toute raison de se contraindre et de faire halte. On accepte plus difficilement encore que cette passion, une fois mise en branle avec une telle force, puisse soudainement faire volte-face et s’évanouir sans laisser plus de tracés qu’un rêve., Il n’y en a pas moins dans cette pièce des parties excellentes. Tamponnet, le mari trompé naguère pour avoir manqué d’idéal, qui fait semblant d’aimer les arts et se perd en inventions d’une poésie saugrenue par crainte de récidive, frise le vrai comique et l’aurait atteint avec quelques développemens. La scène où Adrienne Tamponnet, pour détourner Gabrielle de la passion qui l’obsède, lui fait le récit de ses erreurs passées est belle et vraie. C’est la première en date d’un certain genre de scènes dans lesquelles l’auteur est passé maître, celles où l’un des personnages, désespérant de vaincre la passion contre laquelle il lutte, apporte sa propre histoire en témoignage, et dont le modèle le plus parfait est l’éloquent récit de Mme Huguet au quatrième acte de la Jeunesse.

M. Augier a été lent à prendre pleine possession de lui-même et à conquérir son originalité, ce qui est fait pour étonner, étant, donnée ; la robuste franchise de ce naturel, si bien formé en apparence pour secouer d’un coup d’épaule toutes les défroques de l’étude et des modes régnantes. Quand on relit aujourd’hui d’ensemble le théâtre de sa jeunesse et qu’on le met en regard du théâtre, de sa maturité, on voit clairement, — ce qui n’apparaissait nullement autrefois, — que toutes ses œuvres, de la Ciguë au